Architextuel

Le grenier de Meinier

Aussi loin que ma mémoire peut remonter, j’ai dans la tête l’image de ce petit silo à maïs posé sur le sol de la campagne genevoise. Emergeant du fonds des circonvolutions synaptiques, j’entrevois très clairement sa longue et étroite silhouette diaphane, moi assis sur le siège arrière de la 4L de mes parents allant « aérer » le bambin que j’étais dans les bois de Jussy ou sur la terrasse de l’auberge de Presinge. Un demi-siècle plus tard cette vision m’émeut toujours. Pourquoi ce modeste assemblage de quelques poteaux en bois et de quelques bouts de ferraille de récupération recouverts d’un grillage tordu m’affecte-t-il encore? Serait-ce ma madeleine à moi? Dois-je me laisser bercer par cette impression enfantine ou tenter de l’analyser du haut de mes quelques années de vie?

Dans les années soixante, la population suisse franchit ce point limite de la fameuse courbe démographique qui comptabilise les origines rurales et citadines des habitants pour définitivement la faire basculer dans la préférence urbaine. A cette époque, je me souviens encore que les épis de maïs venaient remplir ce réceptacle de « bric et de broc » de leur présence colorée. C’était une sorte de grand baromètre, un indicateur des saisons qui passent lié au lent et presqu’éternel cycle des moissons. Puis le siècle a passé, la récolte de cette céréale a cessé, le silo est resté vide. Il l’est toujours. Une végétation sauvage l’entoure désormais de son feuillage protecteur comme pour le dissimuler au regard des automobilistes.

de bois et de fer ©phmeier

De contenant « vivant » d’une tradition agricole, il est devenu un signe dans le paysage. Du moins c’est ainsi que je le ressens : une sorte de sculpture posée devant les douze chênes qui marquent la transition du territoire communal de Meinier vers le hameau de Compois. Dressé devant ces troncs alignés, la main de l’homme en a façonné sa forme primitive : une espèce de panier à légumes, un grenier ouvert. Icône par excellence d’un vernaculaire disparu de notre univers manufacturé, oscillant entre le Land Art et le Vegetal Art, ce fragile objet est certainement amené à disparaître, entraînant dans son éradication plus que des pièces de bois, de métal et un grillage tordu. Elle marquera le passage d’une époque où les moissons avivaient la campagne du souffle des bêtes et de la sueur des hommes – « O fortunatos nimium sua si bona norint, agricolas »1 – à celui plus mécanique et prosaïque de la réalité d’une production agricole en mutation. Elle enterrera aussi une petite part de moi-même.

D’ici ce moment inéluctable que mon cœur tente d’éloigner de ma raison, sa tranquille présence m’émeut toujours.

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1 « Trop heureux les hommes des champs, s’ils connaissent leur bonheur ». (Virgile, Géorgiques, II,458-459)

vue du ciel ©sitg
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