La vie autrement

Quand l’argent flirte avec nos angoisses

Mettez l’argent et le capitalisme sur le divan. Et voilà que se réveillent nos vieilles pulsions, révélées par le célèbre économiste John Maynard Keynes et le psychanalyste Sigmund Freud. Décapant.  

L’argent est au cœur de l’analyse freudienne du célèbre économiste britannique John Maynard Keynes. C’est ce que montrent dans deux ouvrages Gilles Dostaler, spécialiste de l’histoire de la pensée économique, ainsi que l’économiste et écrivain Bernard Maris, assassiné lors de l’attentat contre Charlie Hebdo en janvier 2015 à Paris: Capitalisme et pulsion de mort (Albin Michel, 2009) et Antimanuel de l’économie, les cigales (Editions Bréal, 2015). Deux livres relativement anciens qu’il est vivement conseillé de lire ou de relire en ces temps de grand chambardement planétaire.

Toute l’œuvre de Keynes est émaillée d’expressions freudiennes (complexe, libido, dépression) et s’appuie sur l’analyse freudienne de l’argent. Le maître de Cambridge distingue trois domaines économiques de prédilection:

Le désir morbide d’accumulation

La fable de La Poule aux œufs d’or de Jean de La Fontaine exprime le caractère morbide du désir effréné d’argent: cherchant à découvrir un trésor dans le ventre de sa poule, qui pondait paisiblement chaque jour un œuf d’or, un avare la tue, l’ouvre, n’y trouve rien et du même coup se ruine. Aux yeux de Keynes, l’amour de l’argent est «exécrable», ce qui ne l’empêcha pas d’en gagner beaucoup. Mais sa seule ambition était de le dépenser, de le transformer. Il explique la crise de 1929 par un désir morbide d’accumulation de valeur qui s’exprimait dans la demande d’actions et la hausse des valeurs boursières. L’impossibilité de surmonter la crise fut liée à la peur de la dépense, au refus de désépargner qui suivit le krach: les banques qui avaient favorisé la folie boursière favorisèrent ensuite la folie de l’épargne. A la fin de la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, l’économiste réclame «l’euthanasie du rentier», qui est une autre image de l’avare. Il faut tuer ce «parasite» dont la seule raison de vivre est d’accumuler pour accumuler, non pas par son travail, son art et ses inventions mais par sa position de propriétaire.

Le taux d’intérêt: un indice de la peur

Contrairement à ce que pensent les économistes classiques, le taux d’intérêt n’est pas le prix de l’abstinence, de la renonciation au plaisir de consommer. Il n’est pas un prix à payer pour remettre à demain ce qui pourrait nous faire plaisir aujourd’hui. Il n’a rien à voir avec une souffrance qu’on s’imposerait et que l’épargne viendrait récompenser avec ce petit côté mortificateur, serrage de ceinture. Bernard Maris fait notamment référence aux plans d’austérité imposés aux démunis par le Fonds monétaire international (FMI). Souffrir leur ferait du bien, comme la saignée au malade.
Le taux d’intérêt est plutôt, selon la pensée freudo-keynésienne, le prix d’une angoisse ou d’une incertitude collective. La société accorde un prix à sa peur et à l’avenir. Le taux d’intérêt est donc un indice d’une peur à la fois individuelle et collective. Selon Keynes, «la possession de monnaie réelle apaise notre inquiétude; et la prime que nous requérons pour nous faire séparer de la monnaie est la mesure de notre degré d’inquiétude».

Le marché comme expression de la foule

La foule, concept profondément freudien, est l’une des clés de l’économie keynésienne. «La société est faite d’individus qui tous cherchent mutuellement à s’imiter», affirme Keynes. L’économie n’est faite que d’imitations: phénomènes mimétiques sur les marchés boursiers, panurgisme, modes, engouements, dépressions, névroses collectives, confiance. Il est dangereux d’avoir raison contre la foule, il vaut mieux avoir tort avec elle. Ce dernier pense aux marchés financiers où il vaut mieux suivre l’opinion moyenne, elle-même définie par les opinions individuelles qui se copient. Le spéculateur se raccroche à la liquidité, à la possession d’argent, qui est un moyen, tellement illusoire, de dominer le temps.

Aujourd’hui, certains associent la foule aux fonds de pension et aux institutions collectives de gestion de l’épargne et des retraites: les fonds de pension cherchent le profit à court terme et la haute rentabilité pour leurs retraités, sans se demander si, en vendant des actions au jour le jour, ils ne détruisent pas des pans entiers de l’économie.

Consommateur manipulé

La conception de la foule de Joseph Schumpeter est similaire à celle de Keynes. Le délire, la transe et l’irrationalité caractérisent le comportement des foules, les plus petites soient-elles. «Mettez douze généraux sexagénaires ensemble, écrit Schumpeter, et vous verrez surgir en eux des impulsions primitives, des infantilismes et des propensions criminelles» généralement réservées à la «canaille». Les méthodes de persuasion de la publicité relèvent, pour Schumpeter, du conditionnement des foules. La publicité fait appel aux «sombres instincts», au subconscient et favorise des «associations d’idées plaisantes et sexuelles».

Loin d’être rationnel, le consommateur est donc suiviste et mimétique. Et surtout frustré et aigri. Comme le citoyen, il est puéril, «régresse à un niveau inférieur de rendement mental». Bref, il est manipulé. Mais Schumpeter pense que la raison finit par triompher des phénomènes de foule. «A la longue, le peuple est plus sage que ne peut l’être n’importe quel individu», dit-il en citant Abraham Lincoln, ancien président des États-Unis. On ne peut pas le tromper éternellement. Les phénomènes de foule, en économie, s’atténuent d’eux-mêmes. Les bulles finissent par crever. A la bonne heure !

 

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