La vie autrement

Dominique Bourg: “Nous vivons une période de chaudron spirituel”

Désormais à la retraite comme professeur ordinaire de l’Université de Lausanne, Dominique Bourg n’a pas fini d’ébranler les consciences et de secouer les cocotiers pour y faire tomber les chantres d’un libéralisme éculé.

 Nous l’avons rencontré lundi 23 septembre dans ce bureau qui fut le sien durant 13 ans, à la Faculté des géosciences et de l’environnement de l’Université de Lausanne. Au milieu de ses cartons de livres et documents, prêts à enrichir d’autres horizons. Mais si Dominique Bourg (66 ans) tire sa révérence comme professeur ordinaire, il ne semble vraiment pas prêt à prendre une paisible retraite dans un monde qui s’effondre. Avec sa plume comme avec son verbe, aussi précis et efficace qu’un rayon laser qui ne détruit que ce qui est déjà mort, le philosophe livre une guerre sans merci pour l’éveil des consciences. Pour cet écorché vif dont la fougue ne saurait masquer une grande tendresse, il n’y a pas de répit pour l’urgence écologique.

 Après 13 ans d’enseignement à l’UNIL, vous ressentez un pincement au cœur?

Forcément. Une grande page se tourne. Mais mes activités ne s’arrêtent vraiment pas. Je viens tout juste de faire paraître un livre (Le marché contre l’humanité, PUF), un autre est en préparation avec Sophie Swaton, maître d’enseignement et de recherche à l’UNIL et présidente de la fondation Zoein dont je préside le conseil scientifique. Je ne suis pas comme un cheminot à la retraite qui ne mettrait plus les pieds dans une locomotive. J’aurai toujours des trains à piloter, des voyageurs à côtoyer mais, il est vrai, je ne m’arrêterai plus à la gare UNIL.

 

Face aux effondrements

 

Il ne se passe pas une semaine sans que l’on apprenne un nouveau signe d’effondrement de la biodiversité ou une aggravation du réchauffement climatique. Vous m’avez un jour dit que vous oscilliez en permanence entre espoir et désespoir. Qu’est-ce qui vous fait encore espérer?

Concernant l’évolution physique de ce monde, il est très difficile de garder espoir. Nous sommes vraiment dans l’Anthropocène, cette période durant laquelle l’influence de l’humanité sur la biosphère est telle qu’elle est devenue quasiment une force géologique capable de marquer la surface de la Terre. L’habitabilité de la Terre va se péjorer. Les dernières modélisations du climat nous révèlent une sensibilité grandissante du système climatique à nos émissions de gaz à effet de serre. En 2040, nous aurons à coup sûr atteint les 2° supplémentaires de réchauffement, quels que soient nos efforts. Avec une température de 46 degrés cet été dans le Sud de la France, de plus de 40 en Hollande et de 50 en Inde, nous constatons que la réalité des pointes dépasse déjà ce qu’on pouvait redouter. Dès lors, être optimiste c’est tout simplement être crétin. Et s’il n’y avait que le climat!

A vous entendre, les crétins semblent encore assez nombreux!

L’aveuglement des chantres du marché et de la technologie salvatrice est sidérant. Ce n’est notamment pas avec l’intelligence artificielle que l’on va résoudre les problèmes de la planète. Imaginer que l’on va connaître une croissance sans substrat matériel et énergétique, cela n’a aucun sens.

A quoi s’attendre?

Il n’est pas exclu que 80% de la population humaine soit, à terme, exposée à une saturation de sa régulation thermique. Lorsque chaleur et humidité s’accumulent, nous ne pouvons plus évacuer la chaleur de notre corps par la transpiration, ce qui conduit irrémédiablement à la mort. On peut dès lors imaginer qu’une humanité ayant subi un tel choc deviendrait moins stupide qu’elle ne l’est aujourd’hui et qu’elle expérimenterait des choix anthropologiques non destructeurs. Dans l’horreur, nous pouvons maintenir une lueur d’espoir.

Lors d’un colloque organisé en votre honneur le 6 septembre à l’UNIL, Gérald Hess, maître d’enseignement et de recherche, a dit que ce serait une erreur de vous présenter comme une figure de l’Apocalypse. Qu’en dites-vous?

 J’ai en effet passé ma vie à imaginer des solutions face aux défis qui nous menacent. Il me semble très important de maintenir l’idée que nous n’allons pas assister à la fin de l’humanité. Aussi douloureuses soient-elles, les épreuves peuvent nous conduire à d’intéressantes perspectives. Souvenons-nous: au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’Occident a réorganisé la démocratie, instauré une plus grande égalité entre les individus, mis en place la sécurité sociale, réaffirmé la primauté des droits humains, etc. Cela a été fantastique, au moins le temps de quelques décennies, avant d’être détricoté. Cette fois, l’horreur à venir ne sera pas directement humaine, comme elle le fut avec le nazisme, mais liée aux conditions d’habitabilité de la planète. Il n’empêche que la reconstruction d’une humanité plus ouverte et plus généreuse est une voie possible.

 Lors de ce même colloque, le professeur de droit Alain Papaux a expliqué pourquoi, face à l’urgence climatique, nous ne ferons rien. Car selon lui l’homme contemporain est bien plus un homo faber, animal fabricateur d’outils, qu’un homo sapiens qui manifeste sa sagesse et son intelligence. Partagez-vous cette vision?

Partiellement. Certes, une petite minorité de la société s’ouvre vers de nouveaux comportements. Mais la grande majorité reste consumériste jusqu’au bout des ongles. Dans la sphère politique en place, y compris chez une partie des Verts, personne ne veut admettre que le maintien de la croissance entraîne inéluctablement la destruction des conditions d’habitabilité de la Terre. Toute augmentation du PIB se traduit en flux d’énergie et de matière qui croissent. Tous, en parfaits idéologues, sont dans la pensée magique d’une technologie qui va nous sauver.

 

L’engagement politique et académique

 

Dès lors, un mouvement tel qu’Extinction Rebellion est-il justifié?

Ce genre de mouvement que je soutiens à fond, parfaitement légitime, est le seul espoir qu’on ait aujourd’hui. Les jeunes ne sont pas idiots. Ils savent que les adultes veulent les faire vivre dans un monde invivable. Pourquoi se laisseraient-ils faire? Quel est l’intérêt, pour ces jeunes, d’avoir une nouvelle bagnole alors qu’ils ne savent même pas s’ils pourront se nourrir, alors qu’ils redoutent désormais le mois de mai annonciateur de redoutables canicules?

 Urgence écologique, mouvement lancé par Delphine Batho avec votre collaboration et qui a recueilli 1,8% des suffrages aux élections européennes, doit-il continuer?

Oui, comme laboratoire d’idées en marge des mouvements écologiques. Urgence écologie devait casser le monopole des Verts pour les amener à accepter une fédération. Une formule qu’ils semblent devoir accepter. Quant à moi, je sors de la militance directe mais je n’exclus pas de participer à un conseil scientifique, le cas échéant.

Les humanités environnementales ont pris racine à l’UNIL. C’est l’une de vos plus réalisations les plus marquantes dans le monde académique?

Avec Benoît Frund, aujourd’hui vice-recteur « Durabilité et campus » de l’UNIL, nous avons en effet contribué à écologiser l’offre de cette université avec notamment la création d’un master. Le cours intitulé «durabilité: enjeux scientifiques et sociaux» que j’ai animé pendant des années a rassemblé entre 60 et 80 étudiants provenant de toutes les facultés. C’est ma collègue Sophie Swaton qui en a désormais la responsabilité. En France aussi, je me suis battu pour le bien public, notamment en créant les premières formations de durabilité à l’Université de technologie de Troyes et en participant à la rédaction de la charte française sur l’environnement au sein de la commission Coppens.

La France reconnaissante vous a fait officier de l’Ordre national du mérite et Officier de la légion d’honneur…

 Être doublement officier pour quelqu’un qui n’a pas fait son service militaire, c’est en effet assez cocasse.

 

Une certaine idée de la spiritualité

 

Quel sens donnez-vous à la spiritualité?

 Un double sens. Le premier, c’est la relation entre la société et l’univers physique et biologique qui la fait vivre. Toute société perçoit, à sa manière, cette relation au vivant. Pour une personne comme Sarah Palin, l’égérie du mouvement des Tea Party, qui du haut d’un hélicoptère flingue des loups en Alaska, sa relation au donné naturel se limite à de la chair à pâtée. Aux yeux du monde occidental, la nature est uniquement destinée à être exploitée. A contrario, dans son merveilleux film Dersou Ouzala, le réalisateur japonais Akira Kurosawa nous présente un chasseur traditionnel un brin chamane tissant une relation à la nature complètement différente.

 Et la deuxième dimension de la spiritualité?

 Toute société valorise nécessairement un mode particulier d’accomplissement de soi, de réalisation de sa propre humanité. Pour un Amérindien d’Amazonie, par exemple, il s’agit de vivre en harmonie avec les esprits de la forêt. Pour un chrétien, cet accomplissement passe par le salut. Dépassant les tendances naturelles de l’humanité, il évolue vers la sainteté. Pour un bouddhiste, le dépassement passe par l’éveil, etc.

Et pour l’homme occidental moderne sans conviction religieuse?

Pour lui, une spiritualité en creux existe également. Le mâle un peu phallocrate se réalise par sa grosse bagnole, sa grande maison, sa belle épouse et ses beaux enfants. En Occident, toute la vie sociale s’est articulée autour d’une telle spiritualité. Or celle-ci est totalement dépendante de celle que j’ai décrite précédemment. Quand la spiritualité change dans sa première dimension, elle change également dans sa deuxième. En ce qui nous concerne, dès la fin de l’époque médiévale jusqu’à l’avènement de la science moderne en passant par les guerres de religion, notre société a abandonné toute idée d’une finalité commune et transcendante, le salut, ce qui apparaît clairement dans la philosophie du contrat. Produire de la richesse et en jouir est devenue notre seule finalité. C’est à rebours de ce que toutes les sociétés antérieures ont valorisé.

 Mais cela n’est-il pas en train de changer?

En effet. La spiritualité dans sa première dimension évolue singulièrement. Comme je le décris dans un livre futur, écrit avec Sophie Swaton, nous vivons une période de chaudron spirituel. Du coup, on assiste également à l’émergence d’un changement de la spiritualité vue dans sa deuxième dimension. Mais c’est aussi dans ces temps de transition que tous les délires sont permis. J’entends ainsi dire que si tous les chamanes du monde se réunissaient, l’effet de serre serait terrassé. C’est vraiment de la folie pure!

Et vous personnellement, Dominique Bourg, comment se décline la spiritualité?

 Je suis une sorte de catholique complètement délavé. Je ne peux jamais me départir de mon esprit critique de philosophe. J’aime faire référence au suaire de Turin, ce drap de lin montrant l’image floue d’un homme présentant les traces de blessures suite à une crucifixion. Certains affirment que c’est le signe patent de la résurrection du Christ, d’autres que c’est un faux comme l’a montré une analyse au carbone 14. Soit. Mais si c’est un faux qui apparaît au XIIe siècle, il n’est pas moins miraculeux que s’il était vrai. On serait incapable de reproduire un tel objet, l’image étant imprimée de manière totalement uniforme. Il n’y a pas le moindre indice d’un geste humain. Ensuite, ce cliché négatif comporte des savoirs dont on ignorait tout au XIIe siècle. J’observe de manière générale que, quelle que soit la religion ou la spiritualité, je vais trouver des manifestations très étonnantes qui n’entrent pas dans l’ordre de ce monde. Que faire de tout cela? C’est la question du philosophe que je suis!

Laudato si’, la seconde encyclique du pape François, n’offre-t-elle pas une réconciliation du genre humain avec le monde naturel ?

 Cela fait partie des signes que je décrypte. Quelque chose de vital nous pousse à retisser des liens perdus avec la nature que nous sommes par ailleurs en train de détruire. Je vois des signes partout: l’amour des arbres, l’empathie avec le monde animal qui va bien largement au-delà du mouvement des véganes, l’éco-psychologie, etc. Quelles en seront les effets, arrivent-ils encore à temps? Cela fait partie de cette espérance que je ne me résous pas à écarter. Propos recueillis par Philippe Le Bé.

 

 

 

 

 

 

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