Le sablier

Quand la COMCO se prend les pieds dans le tapis et que Swatch Group manipule l’information

Suite à une fuite d’information savamment orchestrée nous savions que la COMCO avait enfin statué sur le sort des livraisons des mouvements mécaniques par ETA (filiale du Swatch Group) depuis dimanche passé. La longue attente et les spéculations allaient enfin se terminer ! Mais quelle déception à l’arrivée…. tout ça pour ça ?

Lire également : https://blogs.letemps.ch/olivier-muller/2019/12/16/quand-la-comco-vient-deregler-la-chaine-de-valeur-horlogere/

A écouter : https://www.rts.ch/play/radio/forum/audio/fin-des-livraisons-de-mouvements-pour-swatch-interview-dolivier-mueller?id=10929417&startTime=157

Après d’interminables palabres une décision décevante pour tout le monde

Une vieille méthode dans la négociation est de faire fuiter des informations confidentielles sur votre adversaire avant qu’il puisse s’exprimer. Le Swatch Group ayant été informé de la décision de la COMCO avant la publication de sa décision sur l’arrêt des livraisons de mouvements mécaniques, il a eu le temps de préparer une stratégie de communication pour déstabiliser l’adversaire. Ce qui lui a pour l’instant plutôt bien réussi, car d’une injonction d’arrêt total des livraisons nous sommes passés à des mesures provisionnelles (la méthode préférée des juges lorsque qu’ils ne savent pas quoi décider) qui permettent de prolonger le feuilleton en saison 4.

Visiblement le fait que la décision de la COMCO fasse les titres de la presse dominicale suisse-alémanique (article de la “Schweiz am Sonntag”) a dû attirer l’intérêt du conseiller fédéral en charge de l’économie. Même si M. Parmelin n’est pas connu pour sa maîtrise de la langue de Goethe, il a dû comprendre que la décision de la COMCO était non seulement aberrante, mais également potentiellement dommageable à la branche économique qui représente la 3ème industrie d’exportations de notre pays. Il était évident que d’interdire au Swatch Group de livrer ses client est non seulement contraire à tout logique d’une économie de marché, mais surtout un poison potentiellement létal pour toute une industrie. Partant de là les contorsions de la COMCO sont devenues incompréhensibles….

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La guerre des communiqués : le Swatch Group dénonce le diktat de la COMCO

On peut bien sûr reprocher à Monsieur Hayek – le patron du Swatch Group – d’avoir trop joué avec l’interrupteur et d’avoir fait imploser l’ampoule qui est dans ce cas la COMCO. Mais il faut rester objectif en remettant les choses dans leur contexte et en rappelant que c’est le Swatch Group qui s’est auto-dénoncé à l’autorité de la concurrence pour lui demander de pouvoir arrêter de livrer tout le monde, respectivement de pouvoir choisir ses clients. Ce qui je pense est une demande légitime dans une économie de marché où un patron de bistrot ne veut pas servir un client qui est déjà ivre en entrant dans l’établissement.

Juste avant que la COMCO annonce donc sa décision le Swatch Group publie un communiqué de presse au vitriol dans lequel il dénonce “Les mesures provisionnelles décidées par la COMCO sont incompréhensibles et inacceptables. Avant tout, elles sont inutiles car la situation sur le marché des mouvements mécaniques Swiss Made a changé de manière drastique depuis l’accord à l’amiable de 2013.” Swatch Group dénonce – avec raison ! – l’influence que Sellita a pu exercer sur la COMCO “Il est par ailleurs très surprenant que le principal argument de ces mesures provisionnelles ressemble aux desiderata formulés par Sellita dans le cadre de la procédure. Les termes utilisés par la COMCO dans sa communication officielle sont quasiment mot pour mot ceux de Sellita.”

L’épilogue où quand la COMCO marche sur la tête

Finalement et comme dans tout bon film nous arrivons à l’épilogue de la série en cours – je vous rassure, 2020 connaîtra une suite de la saga – avec l’annonce par la COMCO de sa décision édulcorée. Visiblement réprimandé par le pouvoir politique – le conseiller fédéral Parmelin – qui fonctionne encore en Suisse pour freiner les ardeurs “soviétiques” de certains fonctionnaires comme le président de la COMCO, la commission annonce une espèce de compromis.

D’une part on essaie de ne pas perdre la face en maintenant que ( citation du communiqué de presse de la COMCO du 19 décembre 2019) : “C’est la raison pour laquelle la COMCO a prononcé des mesures provisionnelles pour toute la durée de cette procédure, mais au plus tard jusqu’au 31 décembre 2020. Celles-ci couvrent la période comprise entre le 1er janvier 2020 et la décision de la COMCO, elles garantissent que l’obligation de livraison continue formellement à exister jusqu’à cette date.” Pour dire dans le paragraphe suivant : “Les mesures provisionnelles prévoient donc la suspension provisoire de la fourniture de mouvements mécaniques aux clients. Les mesures provisionnelles s’accompagneront donc d’une restriction provisoire des livraisons d’ETA aux clients existants.”

Donc on oblige ETA de continuer à livrer ses clients, mais en même temps on décrète que les livraisons seront temporairement suspendues !

Mais attention la COMCO fait encore plus fort : elle constate que de facto ETA ne sera plus en mesure de livrer ses clients, mais elle lui fait l’injonction de livrer les PME….. “Les mesures provisionnelles tiennent compte du fait que la livraison de mouvements mécaniques à partir du 1er janvier 2020 n’est en fait techniquement pas possible en raison du processus de commande d’ETA.” “Les PME sont exemptées de cette règle. ETA pourra fournir des mouvements mécaniques aux PME sur une base volontaire.”

Ah, donc ETA n’est plus capable de livrer, mais je lui ordonne quand même  de continuer à livrer certains clients, les PME, sur une base volontaire ? Sauf la phrase suivante stipule “Dans le cas d’une livraison, toutes les PME devront cependant être traitées sur un pied d’égalité. Cela signifie que si une PME reçoit des mouvements, les demandes d’autres PME devront également être honorées.”

Et pour définitivement enfoncer le clou, lorsque le directeur de la COMCO – M. Ducrey – est interrogé sur le potentiel problème de pénurie de mouvements, il répond “Une pénurie de mouvements ? Non, je ne le pense pas, il existe des stocks dans les marques et le marché gris”. Le directeur de l’organe régulateur étatique du marché pense que le marché gris – avec ses dysfonctionnements à la clé – peut régler un problème d’approvisionnement ? Je pense que ce Monsieur mérite au minimum un blâme et un cours sur les incidences nocives d’un marché parallèle !

Je pense que le directeur de la COMCO a un grave problème de logique et qu’à force de contorsions il arrive à tout dire et son contraire !

Le poker menteur entre le Swatch Group et la COMCO

Nous arrivons maintenant aux conséquences potentielles de notre bataille juridique. D’un côté Swatch Group qui prétend que vu la décision imminente de la COMCO elle a cessé de prendre des nouvelles commandes pour 2020. Et que donc de facto elle sera dans l’incapacité de servir ses clients vu que les temps d’approvisionnement nécessaires se chiffrent approximativement à 6 mois pour des mouvements entre la commande et la livraison d’un mouvement terminé. Pour une fois les deux parties sont d’accord sur ce point !

Ce que Swatch Group ne dit pas est le fait qu’il a probablement des stocks de produits finis, de semi-finis et de composants qui devraient lui permettent de répondre à la demande plus rapidement. Par ailleurs ses gros clients disposent de stock de sécurité couvrant au minimum 6 mois de consommation. Par contre là où le Swatch Group a raison est le fait que l’imprévisibilité de la COMCO l’empêche de planifier l’activité de ses usines, du moins pour les livraisons aux tiers ce qui représentent approximativement 11% de sa production de mouvements au total.

La COMCO réagit en arguant du fait que “la livraison de mouvements mécaniques à partir du 1er janvier 2020 n’est en fait techniquement pas possible en raison du processus de commande d’ETA.” Je suis bouche bée devant l’incompréhension de fonctionnaires qui ont un pouvoir de décision sur toute une industrie qui ne comprennent pas comment une usine fonctionne. Peut-être faudrait-il inviter les fonctionnaires de la COMCO pour un cours sur la gestion de production industrielle ?

Nous basculons d’un duopole vers un nouveau monopole décidé par l’instance de surveillance

Finalement après des années d’efforts Sellita a réussi – avec beaucoup de mérite – à monter une production de mouvements mécaniques Swiss made qui fournit approximativement 1 million d’unités par année. Pas des mouvement à la pointe du développement, mais des mouvements de qualité à un prix compétitif. ETA ayant demandé de pouvoir choisir ses clients, livre elle 500’000 unités à des clients tiers. Donc un duopole, car comme le graphique ci-dessous l’indique les autres manufactures de mouvements ont un volume de production marginal. Sauf ROLEX, mais qui ne produit que pour ses propres besoins.

Donc retour à la case départ après 17 ans de palabres, nous nous dirigeons vers un nouveau monopole, mais cette fois de Sellita. Alors oui, il aurait fallut que tout le  monde se réveille et investisse dans la production de mouvements. Mais si je conçois que l’on puisse faire ce reproche à des groupes comme Richemont, LVMH, Kering et d’autres acteurs du secteur, on ne peut certainement pas demander à une marque vendant 10’000 montres dans le moyen de gamme d’avoir une production de mouvements qui nécessitent des investissements en dizaines de millions de francs.

Je pense qu’avec l’appui et le pragmatisme du patron de l’économie, M. Parmelin, nous arriverons à une solution avec des mesures incitatives plutôt que restrictives. Les mesures incitatives pourraient être de faire bénéficier les mouvements réellement Swiss made d’un label SWISS MADE PREMIUM avec des exigences plus strictes (contingences géographiques), mais aussi plus crédibles et donc susceptibles de conditions plus favorables pour les investissements nécessaires.

 

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