Faits éducatifs

L’école face à la liberté d’exprimer tout ou n’importe quoi : un défi pour l’éducation.

L’instruction publique exerce (aussi) une mission éducative dont l’importance croissante ne cesse de nous sauter aux yeux, tout comme nous éblouit ou nous aveugle l’immense difficulté à remplir concrètement, civiquement et décemment une telle tâche au XXIe siècle. La circulation immédiate et exponentielle de l’information sur les chaînes en continu et les médias d’opinion, cumulée au tsunami infatigable, incontrôlé et anonyme des commentaires, des excitations et de l’intolérance sur les réseaux sociaux, a rendu notre monde à la fois plus proche, effrayant et schizophrénique. Prendre le recul nécessaire, apporter de l’intelligibilité, de la rigueur et une certaine sagesse face aux faits et aux propos violents, toujours susceptibles de manipulations et d’exagérations, est une nécessité pédagogique qui devient quasi incommensurable devant une classe. Tel est bien l’un des grands défis de l’éducation. Beaucoup d’enseignant-e-s s’en effraient, voire s’en abstiennent ou s’autocensurent. Comment les soutenir ?

 

Liberté d’expression

Ces jours, des voix qui comptent en France déploient largement l’étendard de la liberté d’expression en tant que gage symbolique de la démocratie dans une république où la laïcité tient lieu de religion d’Etat. Mezzo voce, d’autres voix s’interrogent sur les erreurs commises par le passé, sur certains relâchements moraux et disputes politiciennes et, aussi, sur le goût parfois trop poussé de la provocation. La liberté d’expression y est un joyau national, l’un des piliers de toute société réellement démocratique. On en use à bon escient. On en abuse aussi délibérément : perseverare diabolicum ! Elle est encadrée en France par l’intouchable loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Aux Etats-Unis, c’est le Premier des dix Amendements de 1791 qui l’établit tel un texte sacré : « Le Congrès n’adoptera aucune loi relative à l’établissement d’une religion ou à l’interdiction de son libre exercice ; ou pour limiter la liberté d’expression, de la presse ou le droit des citoyens de se réunir pacifiquement ou d’adresser au Gouvernement des pétitions pour obtenir réparations des torts subis. »

En Suisse également la liberté d’expression est un droit fondamental relevant des conventions internationales dont notre pays est partie prenante. L’article 16 de notre constitution garantit la liberté d’opinion et la liberté d’information, ainsi que le droit à toute personne de former, d’exprimer et de répandre librement son opinion, de même que de recevoir librement des informations, de se les procurer aux sources généralement accessibles et de les diffuser. Notre code pénal punit par ailleurs l’atteinte, “publique, vile et méchante” à la liberté de croyance et de culte (art. 261), ainsi que la discrimination, par la parole, l’écriture, l’image, le geste, la propagande idéologique, par des voies de fait ou de toute autre manière, et l’incitation à la haine, envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur appartenance raciale, ethnique ou religieuse ou de leur orientation sexuelle (art. 261 bis).

En France, si la diffamation et l’appel à la haine, raciale, antisémite ou négationniste notamment, sont totalement illégaux et condamnables, le blasphème et les caricatures ne constituent par contre pas un délit. On comprend mieux, en relisant ces derniers jours ces rappels juridiques dans les journaux de l’Hexagone, que la crise n’y est pas proche de l’apaisement. De nombreux analystes situent les origines de la dramatique intolérance actuelle dans une gradation d’étapes jouant sur la manipulation intellectuelle et le jeu plus politique que religieux de certains leaders du Golfe persique du siècle passé. La fatwa et l’appel au crime lancés en 1989 par l’ayatollah Khomeyni contre l’écrivain Salman Rushdie d’une part, les attentats du 11 septembre 2001 et les violents conflits qui suivirent la mobilisation générale appelée par le leader d’Al-Quaida d’autre part, ont ouvert une dynamique de haine et une inflammabilité imminente sur laquelle il devient trop aisé, à l’heure des réseaux sociaux et du darknet, de lâcher une allumette. Le monde est hélas rempli de pyromanes et l’internet tient lieu de réchauffement climatique pour leur faciliter la combustion instantanée et un vent favorable.

Les problèmes liés à l’islamisation radicale ont marqué l’actualité de nos voisins, mais sont loin d’être les seuls à pouvoir conduire à des dérives et une telle violence ici comme ailleurs. Les manifestations de protestation et de soutien aux victimes découlant d’agressions raciales ou sexuelles, de toutes les formes notoires d’inégalité et d’irrespect, voire même des enjeux climatiques, environnementaux et sanitaires sont là pour le rappeler dans chaque pays. Nos élèves et vos enfants, en particulier les adolescents et les jeunes adultes, sont particulièrement sensibles à ces questions, car moins bien informés et plus facilement manipulables. Une forme de débriefing s’impose, une recontextualisation et un dialogue dont le but n’est pas d’étouffer la problématique initiale, mais de l’approfondir tout en éliminant ses potentielles métastases.

 

Mission éducative

Face aux drames ou aux “fake news”, sur qui donc peuvent compter nos jeunes pour raisonner ? Raisonner aux deux sens du terme : penser personnellement et agir posément d’une part, calmer et faire réfléchir les insultés et les excités d’autre part ? Terrain en principe neutre et adapté – ce qui est souvent loin d’être le cas pour l’un comme pour l’autre de ces adjectifs -, l’école est aux premières loges. Ce temps doit pouvoir être trouvé, il peut s’insérer dans certains cours. Il peut prendre des formes déjà bien rodées, tel le programme “La jeunesse débat” ou d’autres concepts didactiques adaptés. Un tel cadre profite non seulement aux élèves impliqué-e-s, mais rassure et guide précieusement les enseignant-e-s. Et cela s’applique tout aussi bien à des thématiques moins extrêmes et tout aussi actuelles, telles les notions de décence et de provocation dans l’espace scolaire ou public.

Une captivante interview de l’imam Yahya Pallavicini, intellectuel reconnu de l’Islam en Europe, a paru dimanche dernier 25 octobre dans Le Matin Dimanche. Ce président de la Communauté religieuse islamique italienne (COREIS) déclarait notamment : “Ce que nous sommes en train de vivre au niveau international, la manipulation terroriste des données religieuses, devrait nous pousser à être moins ignorants du sacré. Il y a trop d’analphabétisme religieux, que ce soit dans la société civile ou chez les politiques. Ce que je propose, c’est une éducation interreligieuse. Car ce n’est que par la connaissance mutuelle qu’on arrive au vivre-ensemble.

Je lui donne entièrement raison et il n’est pas nécessaire d’être croyant-e pour ce faire. Le fait religieux, tout comme la connaissance de l’état de droit et des processus et institutions démocratiques, est un élément du vivre-ensemble, qu’on le veuille ou non. Il est également partie intégrante des programmes scolaires, même dans les états et cantons laïcs, tout comme l’éducation civique ou citoyenne. Mais le temps et les moyens qu’on lui accorde n’y suffisent plus. Il y a une forme d’urgence et de priorité à renforcer le rôle d’éducation et de socialisation de l’école. D’autant plus si l’on y accorde une part grandissante à l’éducation numérique.

 

Mesures sanitaires et formation adéquate

N’en étant plus à une (mauvaise) métaphore près, je vois dans l’explicitation historiquo-civique et la discussion argumentée et encadrée en classe l’équivalent d’un gel hydroalcoolique qui permette de continuer à toucher les concepts et les débats d’idées tout en évitant de s’y infecter, vu la pandémie de simplifications outrancières, de polémiques vicieuses, de nouvelles trafiquées, de propos complotistes et d’ignorances crasses qui pollue le débat public. Les professeur-e-s les plus directement concernés, de par leurs disciplines enseignées, doivent être légitimés, outillés, formés et encadrés avec le plus grand sérieux et des moyens adéquats. Disposerait-on rapidement d’un Professeur Pittet pour donner un essor médiatique et décisif à une telle campagne de prévention ?

 

 

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