Faits éducatifs

La “cancel culture” : un phénomène agressif et récurrent issu des déficiences de communication sociale et de culture historique.

Statues taguées ou immergées, réputations galvaudées, appels outrés au boycott  … doit-on à un réveil citoyen ou à la mobilisation grégaire des réseaux sociaux ces réactions violentes face à des personnages ou des événements historiques ? Sans rejeter la légitimité des prises de conscience face aux présences (ou absences) gênantes de divers notables ou célébrités dans notre espace public, on se doit toutefois d’appeler à davantage de recul et d’analyse avant de brandir les sprays fluos, les marteaux-piqueurs ou les exclusions. Les médias anglo-saxons et français en ont abondamment disserté, les suisses l’ont traité comme une actualité post-confinement au début de l’été. Alimentée par l’excitation collective et l’anonymat hypocrite des réseaux sociaux, la relance de ce phénomène interpellant ne va pourtant pas s’estomper. L’époque n’y aide guère et un mouvement générationnel semble se lever, porté  par l’immédiateté des porte-voix numériques. Le besoin évident de formation historique et culturelle constitue dès lors un fait éducatif interpellant.

 

Identifiée depuis le milieu du siècle dernier aux Etats-Unis principalement, la “Cancel Culture” désigne une culture de l’effacement, de l’annulation du contexte originel pour analyser les faits uniquement sur la base de critères actuellement acceptables. Il s’agit d’un droit d’inventaire autorisant le groupe ou la société à rejeter purement et simplement le contenu ou la personnalité qui dérange ou scandalise désormais. Il y a de quoi s’interroger : faire ainsi brusquement le ménage de l’Histoire constitue-t-il une réaction saine et salutaire, une preuve de la prise de conscience par des pans de plus en plus larges de la population d’oppressions, de violences ou de duperies subies par le passé ? ou retombe-t-on dans de dangereux procès d’inquisiteurs et de maccarthysme, avec un souci du politiquement et socialement correct qui voudrait établir des vérités acceptables en dépit d’un décalage horaire flagrant  ?

Le Courrier International a consacré à ce phénomène socioculturel occidental son numéro fort remarqué du début septembre. La RTS, France Culture, le New York Times et tant d’autres médias ont disserté longuement et croisé les analyses, commentaires et réactions d’auditeurs et de lecteurs sur ce sujet controversé. Cette vague de fin d’été rebondissait sur une lettre ouverte sur la justice et le débat public, signée par cent cinquante-trois intellectuels de renom, publiée en juillet dans le Harper’s Magazine. C’est peu dire que ce bref appel a fait réagir. Ses auteurs redoutent que “la pression en faveur de la justice sociale n’engendre l’intolérance” et constatent avec sévérité et consternation que “l’échange libre d’informations et d’idées, qui constitue le moteur d’une société libérale, est chaque jour plus restreint“. Dans l’actuel contexte politique et médiatique à première vue irréconciliable des Etats-Unis, voilà des discours promptement inflammables. D’aucuns accusent, en Amérique du Nord comme en Europe, la gauche radicale et identitaire d’avoir durci ses discours de défense des multiples minorités jusqu’au point d’en avoir oublié son message universaliste et social et de démembrer les notables du passé par des procès d’intention exclusivement fondés sur l’évolution moderne des valeurs, considérant comme honteuses et viles des pratiques et des convictions qui avaient alors pignon sur rue. Ce n’est pas la dénonciation qui choque, c’est l’absence de relativisme et de contextualisation qui résonne comme un nouvel obscurantisme.

 

Plus largement et universellement, Black lives matter, Me too, crimes pédophiles, néocolonialisme et passé esclavagiste, héritages historiques ou économiques moralement scandaleux, outrages climatiques et autres dénonciations morales constituent des prises de conscience salutaires et des activismes bienvenus, pour autant que leur expression ne verse pas dans les excès d’intolérance et de raccourcis. La prise de recul et l’analyse circonstanciée des faits nécessitent un temps conséquent, ce qui est rarement à portée du clic ou du tweet rageur de l’internaute ; le célèbre agent orange de la Maison Blanche n’est malheureusement pas le seul vindicatif à tirer à hue et à dia. On l’a vu en nos contrées d’ordinaire paisibles au sujet de statues et de patronymes de rues et de places publiques, voire d’un syllabaire ancien réédité tel quel par Payot Librairie et devenant l’objet d’une plainte de l’Ordre des avocats genevois, et on relira avec intérêt sur un blog voisin l’analyse de Christophe Vuilleumier sur les figures du Monument de la Réformation dans le Parc des Bastions.

Les milléniaux se sont emparés des porte-voix de la modernité. Certains analystes évoquent une fracture générationnelle voyant l’apparition d’une “woke generation“, dont les manifestations bruyantes appellent la masse silencieuse à des prises de conscience urgentes, soient-elles écoclimatiques, égalitaristes et antiségrégationnistes, intégratives face aux problèmes migratoires, anticonsuméristes face à l’agroindustrie et aux multinationales, etc. Ce réveil des consciences est tout à la fois bousculant, salutaire et rassurant, très internationaliste également, et laisse augurer de prises de conscience vitales et nécessaires dans un contexte de mondialisation. Comme en toute chose, ce sont les excès et les dérives violentes qui desservent les causes, tout comme les récupérations et opportunismes dont profitent aussi bien les courants extrémistes et les casseurs sans valeurs ni scrupules. Comme on vient de le voir en plusieurs circonstances, l’amalgame est hélas trop rapidement fait dans l’opinion et dans de nombreux partis politiques entre l’intention revendicatrice et pacifique des manifestations sur la place publique et les récupérations et détournements par des tiers ou par les minorités les plus virulentes.

 

Mieux vaut la pédagogie à la purge historique !

J’avais initialement retenu, à la mi-juin, comme titre à une possible réaction de blogueur, cette citation de David Greenberg, professeur d’histoire et de journalisme à l’Université Rutgers au Nouveau-Brunswick, l’un des signataires de la lettre ouverte évoquée plus haut. Comme le rappelait fort à propos cet été le chroniqueur Michel Guerrin dans Le Monde, “Martin Luther King disait la même chose.” J’ai finalement attendu l’automne et l’évolution des débats pour compléter et publier mes propos. Aujourd’hui même, 30 septembre, l’éditorial du Temps m’interpelle sous la plume de Grégoire Baur : “Les réseaux sociaux ne sont donc pas tout noir, ni tout blanc d’ailleurs. Pour que les jeunes, et plus généralement toute la population, ne tombent pas du côté obscur de ces plateformes, le meilleur moyen n’est-il pas de les accompagner, en leur apprenant à exercer leur esprit critique ?” J’adhère pleinement, je prône l’urgence et je vois les opportunités à saisir dans nos établissements de formation.

Simultanément, nos cantons s’engagent en faveur de l’éducation numérique et introduisent actuellement, au cycle d’orientation, des moyens d’enseignement enfin romands et actualisés pour les sciences humaines et sociales, qui regroupent selon le Plan d’études romand, l’histoire, la géographie et la citoyenneté. Des liens peuvent être aisément faits entre ces matières en regard des contenus numériques. Des questions polémiques peuvent immédiatement mettre le doigt sur ce que sont la distance critique, la relativisation historique et les débats d’opinion, face au peu d’informations et de recul dont disposent forcément la plupart de nos élèves. Du genre : pensez-vous que l’on puisse déjà élever une statue à certains de nos conseillers fédéraux récents ou actuels ? quels seraient selon vous de bon-ne-s candidat-e-s ? Adolf Ogi, Ruth Dreyfuss, Couchepin ou Delamuraz, Christoph Blocher, Alain Berset ou Karin Keller-Sutter ? comment réagirait la population ? faut-il ne plus être de ce monde pour mériter un tel honneur ???  Ou, si l’on préfère éviter la politique domestique : que pensez-vous du rêve de Donald Trump de voir son visage être sculpté dans le granit du Mont Rushmore à la suite de Washington, Jefferson, Lincoln et Roosevelt ??? Participation active garantie de nos teenagers ! Le talent pédagogique et civique de l’enseignant-e consistera dès lors à gérer le débat pour conduire à la prise de conscience de cette notion d’historicité, de fluctuation des valeurs et des mentalités, de confrontation et d’acceptation des opinions divergentes, à “l’échange libre d’informations et d’idées qui constitue le moteur d’une société libérale” comme le rappellent fort à propos les 153 signataires de la lettre ouverte du 7 juillet. L’un des rôles fondamentaux de l’école et de l’instruction pourra être rappelé à cette occasion, ouvrant de nouveaux débats prolifiques.

Cette perspective et formation historique doit s’approfondir bien au-delà de la scolarité obligatoire si l’on veut défendre le vivre-ensemble et le débat démocratique dans notre société. Très présente dans la formation gymnasiale, actuellement en renégociation, elle gagnerait à être notablement renforcée dans la culture générale des autres filières, tout particulièrement professionnelles. Les écoles polytechniques ont redonné, voici une bonne décennie, une place importante aux humanités. C’est loin d’être le cas dans beaucoup de filières des autres Hautes Ecoles. Et je ne crois pas que beaucoup d’étudiant-e-s pourront être en la matière de simples autodidactes. Comprendre avec suffisamment d’envergure et de recul le monde dans lequel on s’insère, se socialise et se construit mérite une priorité éducative qui ne saurait être laissée aux seules émanations souvent nauséabondes qui circulent sur les vecteurs généreusement fournis par les GAFAM.

 

 

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