Faits éducatifs

Les smartphones exclus des classes et des préaux : protection salutaire ou autogoal ?

D’ici la prochaine rentrée scolaire, la plupart des cantons romands se seront résolus à interdire purement et simplement l’usage du smartphone à l’école … sauf dans le cas d’hypothétiques activités pédagogiques encadrées. Au Tessin, cette question fait couler beaucoup d’encre et de salive politique depuis le début février. Le smartphone, couteau suisse numérique désormais présent dans la poche de chaque teenager, n’est-il vraiment plus que cette espèce de perturbateur endocrinien dénoncée par une majorité d’enseignants et de directions ? Majorité professionnelle qui déplore simultanément le manque crucial d’équipements pouvant lui permettre de donner suite à la mission d’éducation numérique nouvellement confiée à l’école publique !    Ce flagrant paradoxe constitue un fait éducatif des plus contemporains.

 

L’interdit engendre, immanquablement et simultanément, surtout à l’adolescence, de la frustration à le respecter et de la motivation à le transgresser. Plutôt que de forcer tout le monde à éteindre son smartphone toute la sainte journée de classe, ne devrait-on pas plutôt mettre à profit sa généralisation chez les pré-ados et adolescent-e-s pour profiter, à de multiples occasions, de ses fonctionnalités de recherche – visualisation – calcul – ressource – communication, dans une combinaison d’activités ponctuelles encadrées, productives, dynamiques, ouvrant à la fois sur une plus grande efficacité de l’apprentissage et de la prévention des mésusages ? L’éducation ne doit-elle pas viser à acquérir une socialisation, une envie d’apprendre, la débrouillardise intelligente et le respect du vivre ensemble ? La vie adulte, dans l’entreprise, la sphère associative et la famille, n’a-t-elle pas totalement intégré ce nouvel instrument avec suffisamment de recul, de nécessité et de pression sociale pour savoir comment ne pas en être toxiquement dépendant et à quels moments l’éteindre et l’oublier ? Alors, comme il apprend à survivre dans l’eau puis à nager, ou le moment venu à conduire un scooter ou une voiture, grâce à l’encadrement de ses parents ou aînés et d’un moniteur spécifiquement formé, l’enfant ou le jeune peut être précautionneusement accompagné et instruit tout à la fois pour grandir et pratiquer sciemment, sans mettre en danger lui-même et les autres usagers. L’insertion du smartphone dans la vie quotidienne est trop ancrée et pérenne pour pouvoir et devoir purement et simplement l’écarter, alors même que son usage massif et non dénué de risques appelle à de l’éducation, de l’apprentissage et de la prévention, … comme nager et conduire un véhicule, compétences qui ne peuvent être acquises qu’in situ, dans l’eau, sur la route, dans la vraie vie qui exige du praticien la prise de responsabilités et la considération d’autrui.

 

Vingt ans jusqu’à une généralisation et un multiusage qui passent avant tout pour un problème majeur aux yeux des enseignants

Depuis tout juste vingt ans paraissent régulièrement dans la presse des articles sur l’intrusion et/ou l’usage du téléphone cellulaire en milieu scolaire. L’évolution des points de vue y est frappante et dénote une approche assez similaire dans les pays occidentaux et les cantons suisses. Le début du siècle se montrait plein d’espoirs, d’ambitions technologiques au parfum d’innovations pédagogiques, sinon l’inverse. Une poignée d’années plus tard, la puissance et la démocratisation des smartphones provoque simultanément nombre de questions et d’alertes, appelant davantage à la prévention des risques qu’à l’exploitation d’un accès encadré aux multiples usages. L’extension des groupes WhatsApp, puis leur interdiction pour les mineurs, attirent un certain temps les feux de l’actualité. Suivra le scandale des profs poussés à bout et filmés à leur insu sur des applications vidéo à diffusion immédiate. Et plus récemment, la quasi généralisation de l’accès au smartphone pour les milléniums, consécutive à l’offre attractive des abonnements forfaitaires incluant communications et appareil, est considérée comme un raz-de-marée bousculant les digues traditionnelles du milieu scolaire bien protégé et structuré. Les médias s’interrogent, les enseignants s’inquiètent, les pouvoirs publics hésitent, puis édictent sous la pression.

Comment s’empêcher de voir dans le cap actuel un décalage des réalités, des pans d’habitudes qui s’écroulent, un réflexion protectionniste qui occulte – ou sans doute plutôt qui précède – une nécessité d’aggiornamento didactique. L’économie s’adapte en l’occurrence de manière bien plus proactive et adéquate que la pédagogie. Le constat est acquis : le smartphone est devenu le meilleur ami de nos jeunes et cela n’a rien d’une mode passagère avant un retour raisonné à la vie cloisonnée des années nonante. Ou, plus joliment dit : “Après la génération X, Y et Z, voici la génération Millénium, il s’agit des jeunes d’aujourd’hui, né-e-s à partir des années 2000, celle qui composera notre monde de demain. Encore plus nomades que les Y, encore plus connectés que les Z, les Milléniums vont plus loin. Tout doit être accessible en un clic, depuis n’importe quel appareil connecté ! Les générations Y et Z avaient le tchat, MSN et la webcam ; eux alimentent en permanence Instagram, Snapchat et Tinder. Pour la génération Millénium, le portable est indispensable à tout moment, surtout qu’il sert à tout, sauf à appeler.” (Apostrof).

L’étude JAMES de 2018, déjà évoquée dans ce blog, est tout à fait claire pour notre pays : à l’heure actuelle, 99 % des jeunes possèdent leur propre téléphone portable et il s’agit quasi exclusivement de smartphones. SI un bon tiers encore des plus jeunes observés (les 12-13 ans) utilisent une carte prépayée, l’abonnement forfaitaire va croissant, jusqu’à concerner 94 % des 18-19 ans. En moyenne, les 12 à 19 ans dépensent 37 francs par mois pour leur usage. Et il est fort intéressant de relever à quels usages ils s’adonnent effectivement, sachant qu’on observe une certaine variation selon l’âge, le sexe et le niveau socioéconomique des individus :

De l’avis majoritaire du corps enseignant toutefois, la présence de cet appareil dans le sac à dos de leurs élèves et étudiants est intrusive et pédagogiquement contre-productive. Il perturbe leur attention, leur respect, ainsi que la vie scolaire et sociale de l’établissement. Il isole les jeunes, même durant les récréations. Il favorise les indiscrétions, le mobbing et le harcèlement entre les pairs. Il donne accès à des contenus non adéquats, prosélytes, violents, pornographiques ou dangereux ; les filtres techniques sont insuffisants et le contrôle parental le plus souvent débordé. Bref, le cellulaire est délétère, le téléphone portable insupportable ! Par souci de calmer le jeu et d’en harmoniser les règles, les Départements romands de l’éducation (et quelques alémaniques) ont pour la plupart décidé de ne plus laisser chaque établissement prendre ses propres dispositions. Imitant le Ministre Blanquer dans le grand hexagone voisin, nos Conseillers d’Etat ont l’un après l’autre promulgué l’extinction et le dépôt quotidiens de l’accusé, sauf activité didactique garantie protégée. Une dispute très médiatisée agite actuellement le Tessin à ce sujet : la commission parlementaire de la formation et de la culture, s’inspirant de la décision vaudoise, exige à l’unanimité une interdiction ; le Conseiller d’Etat juge cette décision contradictoire et contre-productive, empiétant qui plus est sur les compétences du Département et sur la conduite assumée et relativement autonome des établissements. On ne lui donnera pas tort en l’occurrence.

 

La combinaison de l’équipement et de l’éducation numériques

Les cantons et les communes font face à un grand défi d’équipement pour mettre en oeuvre l’éducation numérique à tous les étages de la formation. Les bilans intermédiaires sont mitigés ou inquiets face aux exigences nouvelles des plans d’études, comme on l’avouait ces jours-mêmes à Schaffhouse. Le renouvellement des PC ou l’acquisition de tablettes et de claviers sont coûteux et doivent s’accompagner d’autres technologies pointues : wifi professionnel, protégé aussi bien des intrusions externes que du rayonnement électromagnétique, routeurs, systèmes de projection ou d’affichage déporté, fédération d’identités individuelles sécurisées, cloud réservé, etc. Le BYOD n’est pas autorisé dans la scolarité obligatoire et il se voit souvent contesté au secondaire supérieur. Sur un autre registre, l’équipement traditionnel en calculatrices, dictionnaires de diverses langues, atlas, encyclopédies et autres instruments de référence reste également requis et encombrant.

Et, pendant ce temps, dans la poche de presque chaque élève, dort un petit boîtier plus puissant que les ordinateurs embarqués dans les capsules Apollo. Pourquoi ne pas y recourir quant l’opportunité se présente, et faire ainsi d’une pierre plusieurs coups, et le tout sous contrôle ? Toutes les disciplines scolaires s’y prêtent à maintes occasions, citez m’en une qui n’y gagnerait rien ! Il ne s’agit pas pour autant de se complaire en permanence dans le virtuel, de passer le témoin aux réseaux et à Google, mais d’aiguiser les bons réflexes et les méthodes appropriées lorsqu’un écran, même de petite taille, peut assister utilement l’apprentissage. Il ne s’agit pas non plus de populisme juvénile, de scoutisme scolaire à bon marché, juste pour faire fun et d’jeune ! Ce serait au contraire l’occasion d’apprendre à trouver et utiliser les ressources adéquates, les brèves vidéo de vulgarisation, les définitions ou orthographes à comparer, les démonstrations et variantes les plus efficaces, la possibilité de communiquer avec la classe correspondante ou dans le cadre de tandems linguistiques. Le travail de prévention contre les abus et le harcèlement, raison revendiquée par les députés tessinois pour poser leur interdiction, serait bien plus efficace et pertinent in vivo. Les mésusages agressifs et les mauvais comportements doivent eux faire l’objet d’interdits explicites et porter à conséquence pour leurs auteurs.

Il va de soi que, comme pour les ordinateurs ou tablettes disponibles en classe ou dans l’établisserment, l’usage scolaire du smartphone ne peut être permanent ni forcément collectif. Plutôt qu’une armoire verrouillée, de simples caissettes ou cartons à casiers nominatifs pourraient accueillir dans la classe les appareils obligatoirement placés en mode silence, voire totalement éteints dans de nombreuses situations. C’est à l’enseignant de décider quand un élève, un groupe ou l’intégralité de la classe aurait la possibilité d’y recourir selon les consignes ou les nécessités de l’exercice ou de l’expérience en cours. L’organisation peut certes varier selon les degrés et les situations, celle des examens restant évidemment exceptionnelle. Au Tessin justement, un responsable proposait de recourir à des pochettes spéciales dans lesquelles déposer les appareils entre deux usages autorisés ; ce système fonctionnant comme une cage de Faraday, il présente l’avantage de couper tout échange et toute pollution électromagnétique.

Il m’apparaît qu’une bonne dose de pragmatisme, un large catalogue d’idées, de supports et de bonnes pratiques, ainsi qu’un éventail d’ateliers par établissement et de formations continues à plus large échelle pour les enseignant-e-s ne manqueraient pas de dédramatiser les tensions qui ont conduit aux interdits et de renforcer l’indispensable et désirée éducation numérique. Les jeunes utilisateurs de smartphones sont d’ailleurs les premiers à admettre que celle-ci leur est indispensable. Alors, pourquoi attendre ?

 

Quitter la version mobile