L’atelier de la liberté

La liberté des modernes et ses défis contemporains

Dans «La peur de la liberté»[1] Erich Fromm retrace le chemin qui nous a menés à la liberté telle que nous la connaissons aujourd’hui. Le premier combat fut celui de l’abolition de la «domination extérieure» sur les individus. D’abord en rejetant la suprématie de la nature, puis en la maîtrisant. S’en est suivi le «scalp» de la souveraineté de l’Église, puis de l’État absolutiste. Si dans un premier temps cette victoire face aux emprises externes parut suffire pour parvenir à la liberté, elle s’avéra en réalité n’être qu’une étape. Car, nous faisons face à une tâche d’une pareille ampleur, celle de vaincre notre «emprise intérieure». Débarrassé des influences extérieures qui structuraient, souvent de façon dirigiste, les vies de nos aïeux, il faut désormais trouver seul sa place dans le monde et se forger un «soi» intérieur. Face à ce défi, Thierry Aimar[2] distingue deux catégories d’individus, les Ipsé (l’ipséité est le fait d’être soi et distinct de tout autre) et les Idem (les «mêmes»). Les Ipsé embrassent cette possibilité nouvelle de cultiver leur singularité et, se détachant de l’importance du regard collectif sur leur individualité, se rendent rares, car uniques. De l’autre, les Idem, incapables de faire face à ce questionnement intérieur, cherchent une nouvelle autorité à laquelle se soumettre. La forme moderne de servitude, qui n’est plus le fait d’un despote tiers, s’exprime sous forme de soumission volontaire à une «communauté» ou plus généralement au conformisme, celui de s’appuyer sur l’opinion majoritaire.

Alexis de Tocqueville[3], déjà, avait identifié les racines du mal à l’œuvre. Il prédisait que la passion démocratique pour l’égalité pousserait au conformisme et se radicaliserait au fil du temps. Ridiculisant, ce faisant, la politique en la réduisant à des micro-luttes pour l’égalité. Confirmant le «paradoxe de Tocqueville» : moins les inégalités existent, plus elles paraissent choquantes. C’est l’insignifiance des luttes qui restent qui rend l’engagement si virulent et son exagération morale nécessaire. Or ces «combats», par nature, concernent, au fil du temps, de moins en moins de gens. Ce qui fait germer une apathie collective vis-à-vis de la chose politique, symbolisée par une participation, malgré des sursauts, en berne.

Cette passion pour l’égalité n’a pas pour vocation première de faire disparaître le problème qu’elle dénonce, mais de se sentir vivre à travers lui et au regard d’autrui, volant tel un papillon d’une cause à la prochaine – le destin de toute passion triste. Cette communautarisation de l’engagement n’a donc rien d’un combat universel valeureux. Au contraire, elle divise la société en groupes d’individus prétendument homogènes, effaçant leur singularité et rendant tout cheminement intérieur vers celle-ci impossible, vu que l’individu n’existe, dans cette logique, qu’à travers son groupe et le regard des autres.

[1] La peur de la liberté, Les Belles Lettres

[2] La société de la régression : le communautarisme à l’assaut de l’individu, Editions de l’Aube

[3] De la démocratie en Amérique, tome 1 et 2, Editions Flammarion


Ce texte a été publié initialement par 24h/Tribune de Genève

Remarque

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