L’atelier de la liberté

Le choc de la décroissance démographique

Si par le passé c’est la question «Sommes-nous trop nombreux ?» qui inquiétait Thomas Malthus et d’autres, aujourd’hui nous devrions nous interroger de l’exact inverse : «Sommes-nous et serons-nous assez nombreux ?». Car dans un futur proche, c’est bien l’enjeu auquel l’humanité devra faire face. Si ce constat peut paraître contre-intuitif à première vue, il s’avère pourtant réel : sur le court-terme, la population mondiale va continuer à croître, mais la dynamique va se renverser, et la planète se vider. Selon Bruno Tertrais[1] «la population mondiale vit une transformation sans précédent : vieillissement des pays occidentaux, urbanisation effrénée, accroissement rapide de la population africaine, mais aussi ralentissement de la croissance démographique et baisse de la fécondité». La fin de la transition démographique[2] est à portée de vue !

Un chiffre symbolise ces défis : les plus de 65 ans sont désormais plus nombreux que les moins de 5 ans sur terre. Un monde qui vieillit n’est pas en soi une mauvaise nouvelle. Cela signifie que nous vivons plus longtemps, en meilleure santé et que l’humanité a surpassé ou est en passe de vaincre différents obstacles qui se dressaient face à elle (famine, mortalité infantile, manque d’accès aux soins et à l’éducation). Toutefois, ce retournement démographique pose une série de questions, car il redistribue les cartes géopolitiques et met en danger des équilibres sociétaux.

L’Europe, le «Vieux Continent» condamné à sortir de l’histoire ?

«Un cinquième de sa population a plus de 65 ans (alors que c’est moins d’un dixième à l’échelle mondiale). En 2015, l’Europe a connu une véritable rupture démographique avec, pour la première fois, un nombre de décès supérieur à celui des naissances.» (Tertrais, p.31)

Sans immigration, l’Europe serait aujourd’hui déjà un continent en «dépeuplement» : un continent qui se vide. Le constat peut être affiné, car c’est surtout dans les pays du Sud et de l’Est que le bilan est alarmant, leur indicateur conjoncturel de fécondité (ICF)[3] est largement en dessous du taux qui permet de renouveler les générations (nombre moyen d’enfants par femme nécessaire pour que chaque génération en engendre une suivante de même effectif). Rappelons qu’il faut atteindre environ 2,1 enfants par femme pour l’atteindre. L’Italie, l’Espagne et les autres sont à peine aux alentours de 1,3. Dans les pays du Nord et en France (1,8) l’ICF fait de la résistance, notamment pour des raisons culturelles qui font que ces pays sont plus ouverts sur le plan des mœurs (naissances hors-mariage), sans toutefois parvenir à assurer le renouvellement de la population.

Dans leur livre[4] Darrell Bricker et John Ibbitson rappellent que «l’immigration est le moyen permettant aux sociétés avancées dotées de taux de natalité faibles de maintenir leur population, ou au moins de réduire la baisse». Si cette solution paraît séduisante pour un démographe, elle ne l’est pas toujours pour les populations en place. L’exemple de la Bulgarie témoigne de cette réalité. Le pays a perdu 2 millions d’habitants depuis les années 1990 et continue à se vider, sous la double dynamique d’une faible natalité et d’un exode des cerveaux. Malgré cela, ils refusent l’immigration. Ce qui fait dire à Darrell Bricker et John Ibbitson qu’«ils préféreraient disparaître plutôt que vivre parmi les étrangers». Ce qui rappelle la «stratégie» du pays qui incarne le vieillissement de la population : le Japon, qui a préféré automatiser son économie plutôt que d’ouvrir ses frontières. L’absence de réussite des politiques natalistes et leur coût élevé semble indiquer qu’il n’y a pas d’alternatives. Quel choix fera l’Europe ? Aujourd’hui déjà à la peine, réduite à observer l’opposition entre les USA et la Chine, son affaiblissement démographique risque d’entériner sa sortie de l’histoire.

Le monde en 2050

Dans les prochaines décennies, la population d’une cinquantaine de pays va décliner. Le vieillissement de la population va redistribuer les cartes et mettre certains pays face à des problèmes difficiles à surmonter au vu de leur modèle de gouvernance. Le bilan terne de l’Europe peut être transposé à la Russie et au Japon, qui font et vont faire face à un déclin démographique conséquent. Bruno Tertrais précise que «sur le plan géopolitique, la taille de la population reste une condition nécessaire, bien que non suffisante, pour être une grande puissance». (p.46)

«La Chine devient le Japon. La seule différence, c’est que le Japon était devenu riche avant de vieillir. La Chine n’aura pas cette chance» (Bricker et Ibbitson, p.199)

La Chine va devoir gérer une périlleuse évolution. Sa population vieillit, mais n’est pas assez riche pour financer cette réalité. Alors qu’elle a longtemps bénéficié d’un «dividende démographique»[5] qui a boosté sa croissance, elle fait désormais face à une équation difficile à résoudre. Défavorable à l’immigration, avec une faible natalité, comment va-t-elle pouvoir gérer le fait que sa population en âge de travailler décline depuis 2015 ? Comment financer cette situation ? Bruno Tertrais rappelle par ailleurs que l’évolution des mœurs fait qu’en plus, les jeunes générations (en Chine) sont moins enclines à assumer leur rôle traditionnel de prise en charge des aînés. Ces dynamiques vont vraisemblablement entraîner une remise en cause de la légitimité du pouvoir qui peinera à maintenir son offre actuelle – faible liberté personnelle en contrepartie d’une possibilité de voir sa situation économique évoluer au fil du temps. Cette perspective inquiète Bricker et Ibbitson : «L’histoire nous a appris qu’un empire agité par des bouleversements est l’une des choses les plus dangereuses qui soient».

Ce déclassement démographique va se manifester rapidement : en 2027, son voisin, l’Inde comptera une population active plus fournie que la Chine. L’Inde va de son côté devoir gérer les défis que pose cette population active massive, ce qui est loin d’être évident au vu de ses problèmes structurels de développement. Ainsi, contrairement à ce que l’on pourrait croire, le 21ème siècle pourrait au final bien être celui du retour en force des USA. À condition de rester ouvert à l’immigration, leur population va vieillir moins rapidement que celles des autres puissances en déclin. En 2050 on peut donc s’attendre à voir un monde dominé par deux puissances – USA et l’Inde – qui (avec des réserves pour l’Inde) seront des démocraties.

L’Amérique du Sud de son côté suit une dynamique de baisse de la natalité et beaucoup de pays du continent sont aujourd’hui déjà arrivés en dessous du seuil de remplacement. L’Afrique finalement sera le dernier continent à achever sa transition démographique et sera de fait un continent en plein boom durant le 21ème siècle.

Un monde plus vieux, un monde plus apaisé ?

«Un déficit d’optimisme juvénile : voilà le prix très élévé que nous pourrions avoir à payer pour notre décroissance démographique» (Bricker et Ibbitson, p.294)

Le vieillissement de la population pose une suite de défis aux sociétés. Ils paraissent parfois abstraits. Prenons le Covid-19 pour illustrer de manière concrète un exemple de défi. Dans Going Viral[6] Stephen Davies explique que «les sociétés développées comptent aujourd’hui beaucoup plus de personnes âgées, en termes absolus et en proportion de la population, que ce n’était le cas dans les années 1960 ou 1970. En outre, à cette époque, un nombre beaucoup plus important de personnes âgées étaient soignées à domicile par des proches. (..) Aujourd’hui, un nombre beaucoup plus important de personnes âgées, tant en termes absolus que proportionnels, vivent dans des établissements de soins. C’est important, car le virus Covid-19 affecte de toute évidence les personnes âgées de manière beaucoup plus sévère et plus fréquente que les groupes d’âge plus jeunes. (..) La façon dont les sociétés riches prennent soin des personnes âgées les expose dans ce cas précis à un risque plus élevé et rend les conséquences de cette exposition plus importantes qu’il y a quelques décennies».

En plus de ce genre d’évolution, un monde qui se vide est un monde avec moins de créativité, avec par exemple une suite d’inventions qui ne verront pas le jour simplement car leur inventeur n’est pas né. Mais c’est également potentiellement un monde plus pacifique. Dans son ouvrage Bruno Tertrais évoque le fait que les sociétés plus jeunes tendent à être plus conflictuelles : «Il existe en effet une forte corrélation entre âge médian et état de la démocratie : si un État dont l’âge médian est inférieur à 25,5 ans a statistiquement peu de chances d’être une démocratie libérale, à l’inverse, une population en voie de maturation tend à se libéraliser» (Tertrais, p.186).

[1] Le Choc démographique (2020), Bruno Tertrais

[2] La transition démographique désigne le passage d’un régime traditionnel où la fécondité et la mortalité sont élevées et s’équilibrent à peu près, à un régime où la natalité et la mortalité sont faibles et s’équilibrent également – Ined

[3] L’indicateur conjoncturel de fécondité (ICF), ou somme des naissances réduites, mesure le nombre d’enfants qu’aurait une femme tout au long de sa vie, si les taux de fécondité observés l’année considérée à chaque âge demeuraient inchangés – Insee

[4] Planète vide : le choc de la décroissance démographique (2020), Darrell Bricker et John Ibbitson

[5] Le dividende démographique correspond à la croissance économique potentielle liée à l’évolution de la pyramide des âges d’une population, principalement lorsque la proportion de la population active (15 à 64 ans) est supérieure à celle des personnes n’étant pas ou plus en âge de travailler (14 ans et moins, 65 ans et plus) – UNFPA

[6] Going Viral, The history and economics of pandemics (2020), Stephen Davies


Remarque

Dans mes articles, je partage des informations issues de mes lectures, sur des thèmes qui m’intéressent. Si vous avez d’autres livres à proposer qui traitent de la thématique et qui complètent le propos, n’hésitez pas à le faire savoir dans les commentaires.

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