L’accent russe

« …et les ténèbres viendront… »

Photo © N. Sikorsky

Nous sommes, malgré tout, en période de cadeaux ; de Lux et de luxe. Je me suis donc offert une combinaison des deux en allant écouter Boris Godounov au Teatro alla Scala, à Milan. Cet opéra, je le connais par cœur ; je l’ai vu… je ne sais trop combien de fois, dans toutes sortes de mises en scène – y compris celles du Grand Théâtre de Genève  et de l’Opernhaus de Zurich. À l’origine toutefois, il y eut pour moi la production du Théâtre Bolshoï, version 1948 et toujours vivante, dont le côté spectaculaire demeure inégalé : les costumes et les décors somptueux, d’authentiques cloches d’église qui se prennent à sonner et un véritable cheval qui se promène sur scène, flanqué d’une personne marchant derrière lui pour ramasser les résultats d’un éventuel accident. Cette version durait 4h30, mais elle les valait amplement.

J’ai tenu à me rendre à Milan également pour manifester mon soutien à ce théâtre. Vous le savez peut-être, la veille de l’ouverture de la saison – avec « Boris Godounov » justement –, ses murs ont été aspergés par de la peinture rouge, couleur de sang. Vous le savez peut-être également, Ricardo Chailly, directeur musical du Teatro alla Scala, a répondu de la sorte à la lettre du consul d’Ukraine qui exigeait l’annulation de la production : « Nous sommes tous avec le peuple ukrainien en attente de la fin du conflit, mais la politique et ses conséquences ne peuvent pas contraindre la culture ». Et il a rappelé que le 4 avril 2022 une représentation gratuite du Stabat Mater de Rossini avait été donnée dans ce même théâtre, et que les 380 000 euros collectés avaient été offerts aux réfugiés ukrainiens. Bravo, Maestro !

Au cœur de l’œuvre magistrale de Modest Moussorgski se trouve un personnage historique dont l’historien Nikolaï Karamzine fit le due diligence dans sa monumentale Histoire de l’état russe. Boris Godounov était devenu le premier tsar « élu » à la suite de la décision de la tsarine Irina, héritière de feu Fedor I, de se retirer au monastère. (Oui, il faut toujours chercher la femme !) Durant 40 jours le trône russe était resté inoccupé, après quoi Boris s’était fait supplier par le Zemski sobor, une sorte d’assemblée convoquée pour la première fois par le tsar Ivan le Terrible et composée du patriarche orthodoxe et de la Douma des boyards. Après une coquetterie qui avait duré une semaine, il avait accepté le job et le « pouvoir suprême » qui allait avec. 

Photo : Brescia e Amisano ©Teatro alla Scala

Son destin a inspiré le poète Alexandre Pouchkine, dont les monuments sont aujourd’hui démontés en Ukraine. Il est utile de rappeler que Pouchkine a écrit Boris Godounov en 1825, l’année de la révolte des décembristes, dans son village de Mikhaïlovskoïe où il avait été exilé, accusé d’un esprit trop libre et d’un penchant pour l’athéisme. Cette œuvre en vers fut publiée en 1831, mais resta prohibée jusqu’en 1866. Pourquoi censurer un poème consacré à un personnage historique ? Peut-être à cause du sous-titre que Pouchkine lui avait donné : Comédie du malheur présent de l’État moscovite, du tsar Boris et de Grichka Otrepiev. Lisez-le bien, ce sous-titre ; il contient toutes les clés.

Vous comprenez certainement, chers lecteurs, que ma perception du spectacle milanais fut fortement affectée par le contexte actuel, alors que le malheur frappe mon pays d’origine ; un malheur infligé par lui-même. Que le tsar Vladimir s’accroche à son trône et se trouve aussi proche de Kirill, le patriarche actuel, que Boris l’était à Iov. Que tous les « Grichkas » et autres « imposteurs » dotés du potentiel de semer le chaos dans les têtes des bons citoyens dociles sont exterminés ou jetés en prison pour une durée indéterminée, tandis que Ivan le Terrible continue d’être glorifié comme « l’unificateur de la grande Russie ». C’est juste la « comédie » qui ne s’applique pas : les résultats du cirque du système électoral et de la corruption sans bornes ne font plus rire personne. 

Le Boris Godounov de Moussorgski compte une demi-douzaine de rédactions. Le Teatro alla Scala a choisi celle de 1869, un peu plus courte, dépourvue de l’histoire d’amour entre l’imposteur Grichka et la belle Polonaise Marina Mnichek. Évidemment, ce choix fut fait bien avant le début de la guerre en Ukraine mais il s’avère opportun car il souligne le caractère machiste de la société russe. Les femmes dans le spectacle ne sont que des personnages secondaires sans importance. Un autre grand absent de cette version est la révolte populaire, présente dans la deuxième rédaction de l’opéra effectuée par Nikolaï Rimski-Korsakov en 1872.  Et ce ne sont pas les seuls parallèles avec l’actualité qui sautent aux yeux. 

Ildar Abdrazakov dans le rôle de Boris Godounov Photo: Brescia e Amisano ©Teatro alla Scala

La distance qui sépare le tsar et « son » peuple est annoncée par Pouchkine et Moussorgski dès la première scène de leurs œuvres respectives et est parfaitement reflétée par le metteur en scène danois Kasper Holten. Elle est même renforcée : Si Boris est au centre de l’attention, il est pourtant physiquement absent. Dès que le rideau s’ouvre, le spectateur voit des figurants (choristes) qui déchirent des pages manuscrites : une histoire sera réécrite une fois de plus. Pendant que Boris se fait prier bien au chaud, protégé par les murs du Kremlin, la foule gèle dehors – nous sommes en février 1598. Le pristav (flic des temps anciens) distribue d’abord les portraits de Boris, puis les icônes. À l’imploration de la foule « Entre les mains de qui nous as-tu laissés, notre père ? » se substitue le « Gloria ! ». Tout est parfaitement orchestré, dans tous les sens de terme. D’ailleurs je tiens à remercier tout particulièrement M. Holten pour l’absence de la moindre caricature, de la moindre vulgarité durant les trois heures de la représentation – chose rarissime de nos jours.

La très impressionnante scène du couronnement de Boris, avec toute l’opulence et la splendeur du rite orthodoxe, avec la porte d’or qui s’ouvre et le tapis qui se déroule devant le nouveau monarque, ne rappelle que trop les images de l’intronisation de Vladimir Poutine, broadcastées par toutes les chaînes TV du monde. Une fois n’est pas coutume : je n’ai pas été gênée par le fait que la tenue dorée de Boris (interprété par Ildar Abdrazakov, égal à lui-même et ovationné par le public) soit remplacée par un costume presque contemporain : le sujet est vraiment intemporel. Les toutes premiers paroles prononcées (chantées) par le nouveau tsar sont : « J’ai mal à l’âme » («Душа болит»), ce qui nous plonge tout droit dans le débat éternel sur les « particularités de l’âme russe » (tout aussi éternelle ?) et ses dérives de la normalité.

On regrette quelque peu l’absence d’une bougie lors du récit de Pimen (ce rôle est interprété par la très bonne basse estonienne Ain Anger) ; cette bougie qui est censée s’éteindre pour marquer la fin de l’histoire qu’il raconte. Mais je suis prête à aller jusqu’à concéder que ce choix makes sense car, en fait, l’histoire n’est pas finie. D’autre part, les grands parchemins qui se succèdent au fond de la scène comme les pages de l’Histoire qui tournent – et qui retournent ! – est une excellente trouvaille scénographique !

Ain Anger dans le rôle de Pimen Photo: Brescia e Amisano ©Teatro all Scala

Et comment ne pas penser à ce que nous vivons aujourd’hui lors de la scène de la frontière lituanienne qui sépare – même visuellement – le royaume russe avec son alphabet cyrillique de l’Europe avec l’alphabet latin ? Le pristav annonce l’oukaz selon lequel tous ceux qui essayent de fuir Moscou doivent être arrêtés et fouillés ! Mais – raté : Grichka a pu s’éclipser. Comme tant d’autres après lui. (J’aimerais féliciter la basse russe Stanislav Trofimov que j’ai découvert et qui est excellent dans le rôle de Varlaam.)

Le seul vrai bémol, à mon humble avis, c’est la scène de Iourodivi, cruciale dans l’opéra. Le rôle de ce personnage étrange dont on traduit le nom soit comme « l’Innocent » soit, en italien, comme « Il folle in Cristo », ne prend que quelques minutes du temps scénique. Pourtant, dans l’âge d’or du Bolshoï, il ne fut confié qu’aux meilleurs ténors, car il demande une combinaison d’un timbre particulièrement tendre sans être soapy, la perfection artistique et la profondeur accrue de l’interprétation : c’est ce « Fou » misérable qui affronte le Tsar tout-puissant. Il faut effectivement être fou pour oser une chose pareille ! J’ai été un peu déçue par la performance de Yaroslav Abaimov et par les instructions qu’il a sûrement reçues du metteur en scène : à mon avis, Iourodivi ne devrait pas regarder dans la salle, il devrait fixer les yeux de Boris, l’obligeant à détourner son regard – sa vision étant perturbée par les images des garçons couverts de sang. Présenté à l’école soviétique comme la vox populi, Iourodivi incarne la conscience qui, un jour, rattrape même les plus inconscients parmi nous. En regardant cette scène, j’ai été frappée par une chose : habituellement, c’est au moment où Iourodivi accuse Boris d’avoir tué le petit tsarevitch que les cheveux se dressent sur les têtes des spectateurs. Mais cette fois, c’était sa prophétie macabre qui m’est entrée droit dans le cœur, comme le couteau dans le dos de Boris quelques scènes plus tard : « … et les ténèbres viendront, les ténèbres obscures, impénétrables. Malheur à la Russie ! Pleure, pleure, peuple russe, peule affamé ». Cela donne des frissons.

Boris Godounov (Ildar Abdrazakov) conseille à son fils Fedor (Lilly Jorstad) à ne faire jamais confiance à personne Photo: Brescia e Amisano ©Teatro alla Scala

Tout russophone, sans même avoir lu le texte intégral de Boris Godounov, connaît la ligne finale qui suit l’annonce de la « mort subite » de Boris et de ses enfants-héritiers, la dernière remarque de Pouchkine : « Le peuple reste silencieux ». « Silencieux », voire indifférent. Nous sommes ici face à ce silence éternel qui finit par transformer les agneaux innocents en moutons dangereux. 

Ceux qui appellent à l’annihilation de la culture russe devraient, à mon avis, tout au contraire la propager car rien ni personne ne met le doigt sur les maillons faibles de ce pays avec la même clarté poignante que ses grandes œuvres classiques. Certains disent que l’art et la culture se montrent faibles face à la guerre. Quant à moi, je constate leur remarquable résistance.

Bravi tutti, grazie mille. Viva la musica, viva la poesia ! 

 

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