L’accent russe

Problèmes de communication ?

Il y quelques jours j’ai publié, dans Nasha Gazeta, un article concernant l’attaque des hauts responsables ukrainiens contre le Comité international de la Croix-Rouge. Vous le savez certainement, le président Zelenski lui-même, dans son discours adressé au G20, a parlé de

l’« autodestruction de la Croix-Rouge » et a vivement critiqué l’inefficacité du CICR quant à l’accès aux prisonniers. Dmytro Lubinets, le commissaire aux droits de l’homme du Parlement ukrainien, a soutenu son président dans une interview accordée au Temps, en allant jusqu’à annoncer que « les observateurs neutres de crimes deviennent leurs complices ». J’ai relayé ces accusations ainsi que les réponses données par les dirigeants du CICR à la RTS. Ils insistaient, en somme, sur le fait que la discrétion dans leur travail donne de bons fruits, que le CICR n’est pas une agence de relations publiques et que son action dépend de la volonté des signataires de la Troisième Convention de Genève. Enfin, j’ai présenté les dernières informations fournies par le service de presse du CICR, avec lequel je maintiens des relations collégiales depuis des années, sur leur engagement en Ukraine. Quoi de plus équilibré ? Or, à ma grande surprise, j’ai reçu le reproche d’un lecteur, lui-même fonctionnaire international, comme quoi je participe à la stigmatisation du CICR. Une autre lectrice, ancienne employée du CICR dont elle a démissionné, déçue par son fonctionnement, m’avait envoyé un message très personnel en disant que c’est la Russie qui profite aujourd’hui du CICR, que cette organisation est « criminelle » et que je dois faire attention à moi. Suis-je en danger ?

Puis, le 8 décembre, un communiqué de presse du CICR est arrivé, nous informant que « La semaine dernière, le CICR a effectué une visite de deux jours auprès de prisonniers de guerre ukrainiens ; une autre visite a eu lieu cette semaine. Au cours de la même période, des visites ont également été effectuées auprès de prisonniers de guerre russes ; d’autres visites sont prévues d’ici la fin du mois ». Et stipulant : « En vertu de la Troisième Convention de Genève, tous les prisonniers de guerre ont le droit de recevoir des visites régulières de délégués du CICR. Certes, les visites qui ont eu lieu récemment constituent un progrès important ; néanmoins, le CICR doit se voir accorder un accès sans entrave à tous les prisonniers de guerre, qu’il doit pouvoir voir de manière répétée et sans témoin, où qu’ils soient internés ». Mais que s’est-il passé pour assurer ce progrès soudain et tant désiré ? On n’en sait rien, mais un manque d’explications donne à certains le plaisir d’affirmer que le CICR a bougé à la suite des critiques ukrainiennes. Est-ce vrai ?

… La semaine dernière deux expositions se sont également ouvertes, en l’espace d’un jour, au Kunstmuseum Basel et au musée Rath à Genève. Toutes deux sont consacrées au centenaire de la Galerie nationale d’art de Kyiv, connue jusqu’en 2017 comme le Musée d’art russe de Kiev. Il est donc normal que l’art russe constitue la partie majeure de sa très impressionnante collection de plus de 14 000 objets, y compris la célèbre icone « Boris et Gleb » crée à la fin du 12ème– début du 13ème siècle par les maîtres de Novgorod.

 

Ilia Répine. Maison ukrainienne, 1880 (c) Galerie nationale d’art de Kiev

Il est absolument merveilleux que les responsables des musées suisses aient répondu d’une manière si constructive à l’appel de leurs collègues ukrainiens, en manque d’endroits sécurisés pour protéger les œuvres, et que le public suisse découvrira plusieurs artistes peu connus ici ainsi que des tableaux majeurs – il y en des magnifiques ! Or, la communication autour de l’exposition à Bâle intitulée « Born in Ukraine » pose quelques questions. Au moins pour moi. Le communiqué de presse met en avant Ilja Repin, Dmytro Lewytsky, Wolodymyr Borowykowsky, Archyp Kuyindschi, Mykola Jaroshenko et Dawyd Burliuk – les plus connus et donc les plus aptes à attirer le public. « Tous ces peintres, hommes et femmes, sont nés sur le territoire ukrainien. Toutefois, nombre d’entre eux furent formés en Russie et devinrent, de ce fait, des représentants culturels de l’Empire russe, puis de l’Union soviétique. », lis-je. Pardon, mais dans ce cas là il faut préciser « sur le territoire ukrainien actuel », car tous les peintres mentionnés (et dont les prénoms sont tous « ukrainisés » !), sont, à l’exception de Dmitri Lewitsky, nés dans les villes qui, en leur temps, se situaient dans l’Empire russe. Il faut préciser également que tous, à l’exception cette fois de David Burliuk, ont été formés et/ou enseignaient à l’Académie d’art impériale de Saint-Pétersbourg. Quant à Burliuk, plus connu comme poète et « père du futurisme russe », il a étudié, entre 1911 et 1914, au Collège d’art de Moscou, en compagnie du poète Vladimir Maïakovski. 

« Depuis 2014, le musée <de Kyiv> est impliqué dans une lecture et une étude critiques de sa collection qui remettent en cause le lieu commun d’un art russe prétendument homogène. Cette année, cette volonté est plus actuelle que jamais dans le contexte de la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine », nous apprennent les commissaires bâlois. Il n’y a pas de doute que cette étude est compréhensible, importante et même nécessaire. Mais la question qu’elle soulève est d’une complexité et d’une profondeur inouïes. Il ne suffira pas de modifier l’orthographe des noms pour y apporter la réponse adéquate. Et cela me dépasse de savoir pourquoi ni les représentants de la Galerie de Kyiv ni leurs collègues en Suisse n’ont pas clairement formulé la chose la plus importante : au milieu de la guerre ces Ukrainiens, ces professionnels avec un P majuscule, sauvent l’art russe des bombes russes. Il n’y a pas de quoi avoir honte. Bien au contraire, c’est tout à leur honneur. Mais s’ils ne le disent pas, ne serait pas par peur de se faire traiter de traîtres ?

… Finalement, j’ai appris que le 30 novembre, 97,7% des députés de la municipalité d’Odessa ont voté pour le démontage et la relocalisation du monument en bronze de Catherine II, érigé en 1900 par souscription et connu comme le « monument aux fondateurs d’Odessa ». Il représente l’impératrice elle-même, qui, en 1794, a signé le rescrit ordonnant la construction de la ville et du port d’Odessa, ainsi que ses quatre « collaborateurs », pour utiliser le terme contemporain : un espagnol, le vice-amiral de Ribas, l’architecte François de Wollant, originaire d’Anvers, Grigori Potemkine et le prince Platon Zoubov. Ce monument a déjà été ôté une fois, en 1920, puis reinauguré en octobre 2007. Aujourd’hui il est annoncé qu’il sera plus tard reconstruit dans une zone assignée, dans un parc au centre de la ville. On verra bien. Lors de la même réunion municipale, 93,2% des députés ont également voté pour le démontage du monument du généralissime Alexandre Souvorov, l’un des rares généraux à n’avoir jamais été vaincu, qui a été érigé et inauguré en grande pompe en 2012 seulement. Faut-il s’attendre à ce qu’un mouvement populaire n’exige le démontage du monument à Souvorov dans les gorges des Schöllenen, sur le territoire de la commune uranaise d’Andermatt, dressé en mémoire des soldats russes morts au combat lors de leur traversée des Alpes en septembre 1799 ? Ou celui de François Jacques Le Fort, érigé en 2006 dans la rue genevoise qui porte son nom, et qui commémore natif de Genève qui fut un général et amiral du tsar Pierre le Grand ?

La statue de Catherine II et des fondateurs d’Odessa

L’histoire ne se fait par réécrire par « quelqu’un quelque part ». Cela se passe aujourd’hui, devant nos yeux. Et nous avons un rôle à jouer.

… Nous sommes le 12 décembre et je ne sais toujours pas si Nasha Gazeta sera encore là en janvier. Malgré tout le soutien moral dont j’ai bénéficié en Suisse durant cette année et malgré tous mes efforts je n’ai pas réussi à trouver le financement nécessaire. Il ne reste pas grande chose mais il faut le trouver. Parmi ceux qui j’ai demandé et qui ont daigné de me répondre, la plupart disent que mon « projet ne correspond pas aux critères ». Sans préciser lesquels.

 

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