L’accent russe

Qui est-t-il, le déserteur russe ?

© N. Sikorsky

La publication, en français et en russe, de mon texte « Dissidents, déserteurs, profiteurs »  a provoqué une vive discussion sur le site du Temps (et je vous en remercie) et un silence radio dans Nasha Gazeta (que j’ai préféré à la crucifixion à laquelle je m’attendais). Et une avalanche de messages des Russes me demandant mon avis sur comment les autorités suisses vont-ils réagir à une demande d’un visa humanitaire ou encore mon conseil sur le meilleur trajet pour arriver en Suisse sans être muni d’un visa Schengen. Vous comprenez bien que je ne suis pas compétente pour répondre à ces questions.

Il y a eu aussi des situations tragi-comiques. Un lecteur de la Suisse alémanique (Russe, ingénieur, en Suisse depuis 6 ans et demi, permis C, travail stable) m’envoie un courriel paniqué : une convocation à se présenter dans un commissariat militaire à Saint-Pétersbourg (d’où il vient) avant le 30 novembre en vue de la mobilisation immédiate lui est parvenue à son domicile suisse. Signée par « le commissaire militaire pour la Suisse », stempel et tout. « Mon ami a reçu la même chose. Évidemment, nous n’irons pas, mais faut-il alerter la police ? », me demande mon correspondant effrayé. J’envoie une demande d’explication à l’Ambassade de Russie à Berne et reçois une réponse qu’il s’agit de toute évidence d’un « fake ». Je me prépare à commencer une investigation quand un nouveau message arrive : « Je dois m’excuser auprès de vous. Il se trouve que c’est un ami qui m’a fait une blague. C’est un crétin ». Je n’ai pu que confirmer ce diagnostic. Fine Russian humour.

Mais le plus intéressant c’était de rencontrer un « vrai déserteur » qui, à mon avis, donne une bonne idée du profil général de ce groupe de Russes. J’ai établi le contact avec Vassily (prénom modifié) quand il se trouvait dans un camp de migration à Chiasso. Il a profité du weekend pour venir à Genève. Vassily a 35 ans. Il vient d’une ville en Sibérie occidentale dont la population approche 1 200 000 personnes. Une grande ville, même à l’échelle russe. Diplômé de droit, il a travaillé dans la police comme investigateur. Déçu par des moyens limités, il a changé de métier et est devenu instructeur dans un auto-école. Ce grand sportif a également fait l’armée, où il a été assigné aux forces spéciales. Avec le temps, de simple instructeur il est devenu le propriétaire de l’auto-école, « la troisième plus grande dans notre ville », me dit-il avec fierté.

Tout allait pour le mieux. Il gagnait assez bien sa vie pour fêter son anniversaire à Istanbul et passer les vacances d’été, cette année encore, sur la Côte d’Azur. Avec sa femme, il rêvait d’un enfant. « En 2014 déjà, j’étais totalement contre l’annexion de la Crimée. J’ai participé une fois à une manifestation et me suis fait arrêter. On m’a sévèrement prévenu de ne pas recommencer », me raconte Vassily. « Quand j’ai appris que la Russie avait déclenché la guerre, je n’ai fait que jurer. C’était atroce. Je ne m’y attendais pas.»  Mais malgré cela, vous êtes parti vous promener à Nice, remarquai-je, non sans reproche. « Vous avez raison. Mais que pouvais-je faire ?! Je ne me suis pas senti concerné ». Comme tant d’autres en Russie ! Jusqu’à l’annonce de la mobilisation partielle. « J’ai reçu un appel du commissariat et décidé de partir. En 12 heures tout a été prêt, y compris les procurations notifiées par le notaire, au cas où… »

Il a traversé à pied la frontière avec le Kazakhstan en laissant derrière lui son père propoutinien, sa femme qui a fini par accepter sa position, et son affaire fructueuse. « Bien sûr, j’aurais pu donner un pot de vin et échapper à la mobilisation, mais j’ai préféré de ne pas le faire. J’ai trop honte des Russes, y compris mes proches, qui se couvrent de Z et soutiennent la guerre – la propagande est efficace ! Le peuple russe est très patient, même ceux qui vivent dans la misère, qui se nourrissent de la bouffe qu’en Suisse on ne donnerait même pas aux chiens, croient encore aux promesses d’un avenir glorieux », Vassily vide son cœur. « J’ai du sang ukrainien aussi, l’Ukraine est un état souverain et ce n’est pas à la Russie de régler ses problèmes internes. Pour rien au monde je n’irai tuer les gens qui ne m’ont rien fait ».

Une chambre à Chiasso

Vassily trouve les conditions de vie dans le camp de Chiasso très bonnes. Il s’exerce quotidiennement et apprend le français en attendant la décision des autorités suisses. Il sait qu’être déserteur ne suffit pas pour avoir un statut de réfugié, mais il tente sa chance en espérant que lui-même, sa femme ainsi que leur futur enfant pourront vivre dans un pays libre. Il se voit déjà coach de fitness, instructeur dans une auto-école, ou chauffeur… Et sinon ? « Sinon je vais retourner en Russie et j’irai en prison ». Difficile de dire pour combien de temps car les nouvelles lois adoptées à toute vitesse les unes après les autres sont floues même pour un juriste professionnel : la peine peut aller de 2 à 10 ans, selon l’humeur du juge.

Mais pourquoi fuir plutôt que sortir dans les rues et renverser ce régime qui le pousse en exil ? lui posai-je la question qu’on me pose à moi depuis le début de la guerre. « Pour cela nous avons besoin d’un leader, de coordination. Tous les leaders potentiels sont soit morts, soit en prison. Toutes les lois en Russie renforcent la verticale du pouvoir, la suppression est violente, le lavage de cerveau est efficace, la censure serre les vis. Je ne crois pas en une révolte de masse spontanée. »

Voici le tableau sombre que Vassily m’a dépeint. Qui est-il donc, selon vous : un traitre de sa patrie, un lâche ou juste un homme qui souhaite une meilleure vie pour lui-même et les siens ? Qui osera lui jeter la pierre ?

Je remercie Brigitte Bocquet-Makhzani pour le relecture de ce texte. 

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