L’accent russe

« Ne nous enterrez pas ! »

“Non à la mobilisation, non à l’enterrement”

Cette image avec un slogan bouleversant est apparue mercredi, peu après l’annonce par le président Poutine d’une « mobilisation partielle ». J’espérais pouvoir en parler le jour même sur le plateau de la RTS, mais l’image n’était pas d’assez bonne résolution, le délai était trop court et il n’y a avait pas assez de temps pour en parler à l’antenne. Il n’y a jamais assez de temps à la télévision ! Alors je me rattrape ici.

Je tiens à vous expliquer de quoi il s’agit car ce court slogan, lancé par le mouvement de la jeunesse russe « Vesna » (« Le Printemps ») contient un élément important pour la compréhension de la situation. Vous voyez, il suffit de remplacer une seule lettre pour que le sens change radicalement : le « Non à la mobilisation » devient le « Non à la mogilisation », du mot « mogila », la tombe. « Ne nous enterrez pas ! », réclament ainsi les jeunes Russes non contaminés par le virus du patriotisme agressif et sourds aux menaces à peine camouflées du président qui, dans son discours de 14 minutes, a une fois de plus indiqué que les « patriotes » sont là, en Ukraine, à « se battre pour dénazifier le régime qui a usurpé le pouvoir à Donbass ». Qui sont donc les autres ? Les russophobes (comme moi, selon l’Ambassade de Russie à Berne), les agents étrangers. Les traitres, quoi.

Ces propos et les images de la prise d’assaut des aéroports russes par les foules saisies d’un seul désir : partir à tout prix, n’importe où, juste partir, ont réveillé en moi des vieux souvenirs. Les souvenirs du temps quand mes camarades de classe de la promotion de 1985 risquaient de se faire envoyer en Afghanistan. Cette « réponse à la demande de nos amis afghans », donnée par Brezhnev, Andropov et Cie, a duré 10 ans, dix ans inutiles. 13 835 jeunes russes y ont perdu leurs vies, selon les chiffres publiés dans le « Pravda » le 17 août 1989. 15 031, selon les chiffres publiés plus tard. En 7 mois de guerre en Ukraine, 6 000 russes y sont déjà morts, et cela selon les chiffres officiels, auxquels peu de gens font confiance.

Ces propos et ces images m’ont rappelé le désespoir des mamans de mes amis, prêtes à tout pour sauver, pour épargner leur fils. Aujourd’hui, moi-même mère de deux garçons qui représentent pour moi le monde entier, je comprends tellement mieux le cauchemar par lequel elles ont dû passer.

Pour l’instant, les étudiants ne sont pas directement concernés – seuls les réservistes avec une expérience dans l’armée sont sujets à cette « mobilisation partielle ». Mais qui peut croire qu’elle n’est que le premier acte d’une mobilisation générale, comme « l’opération spéciale militaire » l’était pour une guerre à part entière qu’en Russie on ne peut toujours pas appeler ainsi ?! C’est juste une question de temps.

Et je vois déjà les apparatchiks cyniques et blasés se frotter les mains dans les bureaux de conscription, les commissariats militaires et les dispensaires psycho-neurologiques, en attente de gros pots-de-vin. Car le tri des humains va commencer. Je peux vous parier que parmi les 300 000 hommes que M. Poutine veut, pour l’instant, mobiliser, il n’y aura pas un seul « fils à papa » – ceux-ci sont bien en sécurité dans les écoles privées et les universités en Europe (y compris en Suisse) et aux États-Unis qui ferment les yeux sur leur « provenance » pendant que leurs papas envoient les autres mourir pour leur invincibilité.

« Mais pourquoi alors vos compatriotes, plutôt que de prendre d’assaut les aéroports, ne sortent-ils pas tous ensemble dans les rues pour mettre fin à cette guerre ? » . Vous me posez cette question légitime, et je n’ai pas de réponse. Je ne peux que pleurer de honte en entendant le Professeur Georges Nivat dire : « On ne peut pas ausculter un pays qui se tait ». Non, on ne peut pas.

… 38 villes ont répondu à l’appel de « Vesna ». Au moins 1332 personnes ont été arrêtées par la police. C’est le début. La Russie se réveille. Au moins, je l’espère.

PS Je remercie mon ami Philippe Borri pour la relecture de ce texte.

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