L’accent russe

A quoi bon apprendre l’histoire ?

Cette question sacrilège, je l’ai posée à Korine Amacher, professeure d’histoire russe et soviétique à l’Université de Genève, l’une des trois rédacteurs de « Histoire partagée, mémoires divisées. Ukraine, Russie, Pologne ». Ce recueil d’articles d’une vingtaine d’historiens de différents pays est le résultat tangible d’une sérié de colloques sur l’histoire de l’Europe de l’Est organisé par l’UNIGE depuis 2014 et financé par le FNS. J’avoue que je m’attendais à une succession de textes « scientifiques », que j’imaginais ennuyeux. Pas du tout ! Le recueil se lit comme un roman, ce qui n’est pas vraiment étonnant, puisque, lisons-nous sur la couverture, « cet ouvrage montre comment, de l’histoire à la mémoire, des « romans nationaux » antagonistes sont écrits.

Le livre est sorti en 2021, aux Éditions Antipodes, à Lausanne, et attend déjà une réédition, tel a été son succès. La date de la parution est importante, car aujourd’hui de nouveaux auteurs et de nouveaux thèmes y auraient forcément été ajoutés. Mais, pas de chance : malgré tous les avertissements des historiens, la guerre a éclaté – de toute évidence, les gens refusent d’apprendre les leçons d’histoire. Est-ce un échec professionnel, un échec des mesures préventives ? Oui et non, selon la professeure Amacher, bien que la question ne lui soit pas agréable. « Le rêve de chaque chercheur qui travaille avec des questions de mémoire c’est d’avoir une certaine influence sur les politiciens, sur la société, – me dit-elle dans son bureau au boulevard des Philosophes. – Oui, la Russie a attaqué l’Ukraine après la sortie de notre livre. La conclusion négative c’est que ce livre n’a servi à rien pour prévenir le conflit, toutes les horreurs se répètent. D’autre part, le livre est épuisé, cela veut dire que le public a besoin de comprendre, et ça c’est positif. Je pense tout de même, que sans les historiens cela aurait été pire. »

Le recueil que j’ai lu très attentivement de A à Z m’avait laissé un gout amer d’impuissance devant cette montagne de blessures anciennes et récentes, de carences accumulées, des choses non-dites ou dites trop brutalement dont la liste ne fait que s’allonger. Devant le désaccord sur l’interprétation de pratiquement chaque fait, chaque événement et chaque personnage historique. Le sentiment d’impasse, dont la seule sortie, selon la professeure Amacher, est « de comprendre la perception de l’autre » et « d’admettre le tort collectif de tous les participants de cette histoire ». Wishful thinking, comme disent les anglophones ?

Le désaccord est donc sur tout sauf sur ce constat unanime : tous les gouvernements essayent d’utiliser le passé pour influencer le présent, tous jouent avec la mémoire collective et réécrivent continuellement l’histoire au profit de leur politique du jour. « Mazepa était un homme politique et donc un hypocrite de haut niveau », écrit l’historien de Kharkov Volodymyr Masliychuk en parlant d’hetman ukrainien le plus connu en Europe : immortalisé par Alexandre Pouchkine dans son poème « Poltava », ce héros de la nation ukrainienne a été décerné par Pierre Ier de Russie, un titre d’infamie, l’Ordre de Judas, créé spécifiquement pour lui pour qualifier sa traîtrise. Un exemple parmi tant d’autres.

Mais alors comment les historiens peuvent-ils faire leur travail si toutes les « sources » mentent, si aucune n’est fiable ? « Ceci est une question primordiale, admet Korine Amacher, à laquelle notre recueil a essayé d’apporter une réponse en comparant les avis divergents, en croisant les sources, en étant le plus objectif possible ».

Pour aller au fond des choses dans l’histoire tumultueuse des trois pays, les chercheurs remontent jusqu’au XI siècle, car le discours politique d’aujourd’hui revient toujours à ces origines-là. « La Rus de Kiev est le point nodal qui est un facteur dans la politique extérieure russe actuelle, explique la professeure Amacher. Dès que les Russes disent que la Rus de Kiev n’a jamais été ukrainienne, ou que les Ukrainiens affirment le contraire, la dispute redémarre. Ceci est très décourageant ».

A ma surprise, Korine Amacher n’est pas opposée à la démolition des monuments, le sport dans lequel on excelle maintenant sur le territoire postsoviétique. A son avis, il y a des monuments qui sont représentatifs d’une certaine époque, d’une certaine vision du monde mais qui n’ont pas leur place dans la modernité. Personnellement, j’aurai préféré des plaques qui expliqueraient pourquoi des idées et des actions d’un tel personnage doivent être réévaluées; la démolition des monuments contribue justement à cette réécriture de l’histoire dont nous parlons. « Peut-être, mais dans ce cas ces anciens monuments ne céderont jamais la places aux nouveaux, me répond Korine Amacher. Mets-toi à la place d’un descendant d’un esclave qui doit passer tous les jours devant un monument dédié à un esclavagiste ? »

Certes. Mais il y a des exemples plus proches de nous tout de même, et il est beaucoup plus facile pour moi de me mettre à la place d’une personne ayant perdu ses proches dans un pogrom ou dans un ghetto et qui doit maintenant passer devant les monuments de Stépan Bandera dont le nombre grandit en Ukraine. (Cet idéologue nationaliste ukrainien, collaborateur des nazies, antisémite de premier ordre, responsable des massacres des Juifs ainsi que des Polonais s’est installé après la Deuxième guerre mondiale en Allemagne de l’Ouest, où il est assassiné, en 1959, par les services secrets soviétiques.) Seront-ils démolis à leur tour ? « J’espère que oui, me répond Korine Amacher. Je suis d’accord, l’immortalisation de certains personnages historiques pose un problème, et l’Ukraine aurait dû choisir des héros qui unissent la société et pas le contraire. D’autre part, il est bien dommage qu’en Russie il y ait ceux qui souhaitent remettre Dzerzhinsky [le fondateur de KGB actuel dont le monument à Moscou a été renversé en 1991] sur son socle ». Bien dommage, effectivement.

… Et ainsi en rond, ou plutôt en cercle vicieux. A quoi bon donc apprendre l’histoire si elle ne nous apprend rien ? « C’est une question bien triste, avoue la professeure Amacher. L’histoire pose presque plus de questions qu’elle ne donne de réponses, et nombreuses questions devront être adressées une fois la guerre finie. » Elle reste néanmoins convaincue que les livres, comme le recueil en question, sont utiles et que sans les historiens il n’y aurait personne pour contredire les politiciens qui manipulent la conscience collective et pour interrompre les discours les plus radicaux.  Je suis prête à lui donner raison.

En déclenchant la guerre, le président Poutine a automatiquement rendu l’Ukraine « toute blanche » et la Russie « toute noire » dans les yeux du public. Mais comment cette période sera-t-elle évaluée par les historiens des prochaines générations ? Y verront-elles des « nuances de Grey » ? Je n’en sais rien mais j’aimerai tant que ce recueil soit traduit en polonais, russe et ukrainien car c’est à ces peuples là qu’il est indispensable pour mieux connaitre leur histoire mouvementée afin de pouvoir vivre en voisinage obligé. Hélas, pour l’instant la traduction n’est pas prévue, les francophones ont donc le privilège de bénéficier de ce savoir réuni.

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