L’accent russe

La Russie en mille pages

Il y a quelques temps un ami genevois – un Suisse de souche et un grand connaisseur de l’histoire russe – m’avait offert un livre. Un pavé de mille pages, en petits caractères et sans illustrations. Le meilleur cadeau possible, que j’ai préservé pour la période des vacances comme on préserve le dessert pour la fin du repas. Hier, j’en ai tourné la dernière page. Et je suis prête à recommencer.

Le livre s’appelle « Russka ». Il s’agit, vous l’avez deviné, d’une histoire russe. Ou plutôt de l’histoire de la Russie. Toute l’histoire. Son auteur, Edward Rutherfurd, de son vrai nom Francis Edward Wintle, est un Britannique né en 1948 à Salisbury, cette ancienne ville mondialement connue grâce à sa cathédrale, puis, depuis mars 2018, suite à la tentative d’empoisonnement de Sergueï et Yulia Skripal. Formé à l’université de Cambridge et à la Stanford Graduate School of Business, Edward Rutherfurd a toujours rêvé d’être auteur. En 1983, il abandonne sa carrière dans le commerce du livre pour retourner dans la maison de son enfance afin de se plonger dans « Sarum », un roman historique qui se situe autour du monument antique de Stonehenge, placée sur la liste de patrimoine mondial de l’UNESCO, et Salisbury.

Une série de sagas historiques à succès a suivi : « Londres », « La Forêt des Rois », « Dublin », « L’Irlande », « New York », « Paris »… La dernière, consacrée à la Chine, est parue en 2021, en même temps que la traduction de « Russka » en russe – vingt ans après sa première parution. Vingt ans vous paraît long ? Pas tellement, si vous comparez avec « La Russie en 1839 » du marquis de Custine, interdit en Russie pendant presque 50 ans malgré son succès fulgurant en France, dès 1843. Il y a donc du progrès. Mais quel contraste entre la période des voyages russes de Rutherfurd, entre 1987 et 1991, cette brève période de l’ouverture gorbatcheviènne, et aujourd’hui !

Par rapport au « Sarum », un roman qui couvre dix mille ans, « Russka » est une histoire courte – sur à peine deux mille ans. Mais beaucoup plus longue que d’autres « sagas multigénérationnelles » (comme l’auteur défini le genre de son livre), y compris « La Dynastie des Forsyte » de John Galsworthy ou « Melnitz » de Charles Lewinsky, parmi mes préférés. En plus, il y a quatre familles dont les destins nous sont révélés, et pas une seule.

Tout commence en 180 AD, dans une steppe caressée doucement par le vent, une steppe sans limites où se trouve un petit hameau à côté d’une forêt, habité par trois familles. Ces familles ignorent en quelle année elles vivent, elles savent seulement que cinq ans ont passé depuis la mort du vieux sage. A ce même moment, en cette année 180 AD – nous rappelle Edward Rutherfurd pour mieux nous placer dans le contexte – dans la province Romaine de la Judée, les rabbins sont arrivés dans leur calculs à l’année 3940 AM. D’autres l’avait retenu comme la 110ème année après la destruction de Jérusalem. En Perse c’était l’année 491 de l’ère des Séleucides. L’état russe n’existait pas encore, il faudra patienter des siècles avant qu’il naisse. Mais on ne s’ennuie pas une seconde en attendant : comme à travers une loupe puissante, nous étudions les détails de cette fresque monumentale peinte par Rutherfurd, avec ses hordes de cavaliers sauvages, cruels et nobles ; ses Vikings, Tartares et Cosaques ; ses icones et bougies ; ses villes qui surgissent des marécages ; ses serfs, paysans, boyards, princes, marchands, industrialistes et révolutionnaires…

En racontant l’histoire russe dans l’ordre chronologique, tantôt s’arrêtant sur plusieurs jours de la même semaine, tantôt sautant plusieurs décennies, l’auteur permet au lecteur de suivre l’évolution graduelle de ce vaste territoire, de former une vision cohérente et intégrée de son développement. Et de la comprendre – contrairement à la célèbre affirmation du poète Feodor Tyutchev, qui a déclaré dans son poème « Silentium ! » :

On ne peut pas comprendre la Russie par la voie de la raison,
On ne peut pas la mesurer,
Elle a un caractère particulier,
On ne peut que croire en elle ! 

Mais si, on peut. On comprend parfaitement que la Russie n’a connu que deux formes de vie politique – l’autocratie et la révolte. On comprend les traces incurables laissées par des siècles de servage et d’injustice sociale, d’oppression quasi permanente et des rares tentatives d’insurrection, toutes échouées, qui sont en partie responsables de ce silence éternel et assourdissant des Russes qu’on peut à la limite comprendre mais pas justifier. On comprend la complexité des relations avec les peuples voisins – les Ukrainiens, les Lettons, les Lituaniens, les Polonais… Le conflit perpétuel avec les Juifs et l’entrée du mot « pogrom » dans le lexique international… Les victoires systématiques dans les guerres défensives et les défaites, tout aussi systématiques, dans les guerres agressives, même contre le tout petit Japon. La vénération des tsars « forts », comme Ivan le Terrible ou Pierre le Grand, et la conviction absolue que la Russie est un pays a part, avec sa mission de sauveur du monde et son chemin particulier. Le rôle de l’Église dans la vie politique et dans la vie des gens. La cruauté inouïe et la naïveté stupéfiante. On comprend mieux le complexe d’infériorité qui se cache derrière les grandes gueules, le désir permanent de rattraper l’Ouest et de se moderniser tout en se préparant à la fin du monde qui est toujours imminent… La corruption, l’ignorance, le génie, les trahisons et les sacrifices, les dénonciations et les saluts…

Dans la préface de son livre, Edward Rutherfurd souligne qu’il s’agit d’un roman, d’une fiction. Que les personnages sont inventés mais le contexte historique est scrupuleusement préservé. Il explique également que, afin de pouvoir transmettre aux lecteurs une idée de la puissance de la culture russe, il a puisé dans son folklore et sa littérature. La forme que ce « puisement » a pris fera sourire ceux qui connaissent bien les œuvres majeures ; pour moi, lire ce roman était comme ouvrir le calendrier d’Avent : chaque fenêtre cachait une surprise. Le 18ème siècle, par exemple, est, sous le plume de Rutherfurd, une virtuose variation sur le thème de « La Dame de pique » de Pouchkine, avec les éléments de son « Eugène Onéguine », avec des lettres de Tatiana et le duel entre deux copains. Un de personnages, qui va au Lycée avec Pouchkine, « s’approprie » d’ailleurs un de ses plus célèbres poèmes et le récite sans gêne dans une soirée.

Nous y retrouvons les allusions directes aux contes de fées russes, aux romans « Guerre et paix » de Tolstoï, « Pères et Fils » de Tourgueniev et « Que faire ? » de Tchernychevski. Jusqu’à cette scène incroyable quand Rosa Souvorine met, par mégarde, à la main droite le gant de la main gauche (comme dans un poème de Anna Akhmatova) avant de se jeter sous le tram comme Anna Karenina sous le train… Et comment ne pas reconnaitre le destin du génial Osip Mandelstam dans ce personnage mentionné en passant, qui, en 1932, lit dans un cercle d’amis un poème qui se moque de Staline et disparait quelques jours plus tard ?!

Le roman se termine en 1990, à Moscou caressée doucement par le vent. Comme si de rien n’était.

L’histoire s’écrit et se réécrit, les vestes se retournent, les héros d’hier deviennent les parias d’aujourd’hui et vice versa. Tout cela est très compliqué, certes, mais pas incompréhensible.

Il faut lire, mes amis, lire et essayer de comprendre. Nos dirigeants actuels donnent l’impression d’avoir séché des cours à l’école. Et pas pour lire. S’ils lisaient d’avantage, nous n’en serions peut-être pas là…

PS Je remercie Brigitte Bocquet-Makhzani pour la relecture de mes textes.

 

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