L’accent russe

Le challenge pour la Suisse lancé depuis Saint-Pétersbourg ?

Saint-Pétersbourg, juin 2019 (c) N. Sikorsky

En juin 2019 j’ai participé au Forum économique de Saint-Pétersbourg. Je ne vous cache pas que j’ai été flattée d’y être invitée avec mon petit journal, un bateau en papier parmi les navires des holdings et autres transnationaux. Néanmoins, le reportage que j’ai fait à mon retour a été peu flatteur. J’ai mentionné en particulier un énorme poster posé à l’entrée du centre des conférences et omniprésent partout durant le Forum, y compris sur le kiosque de glaces. Le texte placé sur la carte de la Russie disait, en anglais, « Russia extends ». Aucun article ne l’avait mentionné, ce qui m’avait frappé déjà à l’époque – quelle occasion ratée pour les russophobes, quels commentaires sarcastiques auraient-ils pu mettre sous une photo avec ce message qui se prête si facilement à être interprété comme agressif et menaçant. En y repensant aujourd’hui, il l’était peut-être. Où annonçait-il honnêtement le programme du président russe que personne ne voulait prendre au sérieux ?

Le Forum de cette année qui s’est terminé la semaine dernière et qui avait l’Égypte comme invité d’honneur, a fait couler peu d’encre parmi les journalistes occidentaux. Il a été largement boycotté, et même mes collègues russes (ceux qui osent encore dire quelque chose) se sont ouvertement moqués de la délégation de talibans représentant la Chambre de commerce d’Afghanistan et reçue en grande pompe. (Il est utile de rappeler que l’organisation « Mouvement taliban » est proclamée terroriste et interdite sur le territoire russe.)

Je laisse de côté les autres détails tragi-comiques du Forum mais aimerais attirer votre attention sur une déclaration étonnante faite par le Président du Kazakhstan Kassym-Jomart Tokayev. Certains parmi vous se souviennent certainement qu’il est arrivé à Genève en 2011, en tant que Directeur général de l’Office des Nations Unies. Il se trouve que c’est à moi qu’il a donné sa toute première interview. Nous avons parlé en anglais à cause de la présence du correspondant de la Tribune de Genève (pour qui j’ai en plus dû traduire). M. Tokayev a promis de « reprendre » le français qu’il avait étudié dans sa jeunesse. Issue de l’Académie diplomatique de Moscou, il parle parfaitement le russe, l’anglais et le chinois, il est doué pour les langues. Globalement il m’a fait une très bonne impression comme quelqu’un de calme, intelligent, poli. Dans cette interview M. Tokayev affirmait qu’il n’y avait pas d’alternative à l’ONU, tout en soulignant que la réforme soit nécessaire. L’année suivante il était le seul « genevois officiel » à m’adresser une lettre de félicitations à l’occasion de la parution du premier numéro de mon magazine.

Il a quitté Genève précipitamment en octobre 2013 pour devenir le président du Sénat de son pays. Mais je l’ai revu pile une année plus tard, en octobre 2014, car il est revenu pour présenter son livre « Reflections at the United Nations ». Les « troubles » en Ukraine avaient déjà commencé, et j’ai eu l’occasion de lui poser une question à ce propos. Sa réponse a été claire bien que diplomatique. « Les événements en Ukraine sont une tragédie non seulement pour le peuple ukrainien, mais pour tous les peuples qui ont des liens historiques avec ce pays. Je suis convaincu que les hostilités en Ukraine doivent s’arrêter, le peuple ukrainien est fatigué par la guerre, il y a trop de victimes. <> Il n’y a pas d’alternative au dialogue et aux négociations. J’espère que la paix en Ukraine sera rétablie ». C’était en 2014 donc. Vous connaissez la suite.

En mars 2019 M. Tokayev est devenu le Président du Kazakhstan. En cette qualité il est arrivé au Forum économique de Saint-Pétersbourg où, le 17 juin, il a participé à la session plénière à côté de son allié de longue date, Vladimir Poutine. Après l’avoir écouté pendant une heure et demie, il a exprimé son désaccord, en disant qu’au Kazakhstan, où « la société est ouverte, et la société civile est mure », les opinions divergent sur les événements en Ukraine. « La loi internationale moderne c’est la Chartre des Nations Unies, – a déclaré ce diplomate de carrière. – Les deux principes de base, inscrits dans cette Chartre sont actuellement en contradiction :  l’intégrité territoriale et le droit des peuples à l’autodétermination. Il se trouve que les fondateurs de l’ONU n’ont pas pris ce moment en considération dans leurs temps. »

La dédicace à l’auteur et aux lecteurs de Nasha gazeta (c) N. Sikorsky

Sa logique évidente l’avait emmené ensuite jusqu’à dire que cette contradiction mène à des interprétations différentes. « Les uns disent que l’intégrité territoriale est une catégorie sacrée, les autres affirment que chaque peuple qui fait partie d’un autre état, a le droit de se séparer et former son propre état. Selon les calculs effectués, si le droit des peuples à l’autodéterminations est appliqué à l’échelle mondiale, au lieu de 193 états qui font aujourd’hui partie de l’ONU, la Terre en connaitra plus de 500 ou 600. Et cela, bien sûr, créera un chaos. C’est pour cette raison, – a conclu M. Tokayev, – que nous ne reconnaissons pas ni Taïwan, ni le Kosovo, ni l’Ossétie du Sud, ni l’Abkhazie. De toute évidence, la même approche sera appliquée aux territoires quasi-étatiques qui sont, à notre avis, Louhansk et Donetsk. Voici une réponse franche à votre question franche ».

Une bombe. Une bombe que Vladimir Poutine a laissé passer sans la moindre réponse. Comment est-ce possible ? Était-il prévenu en avance ? Cette déclaration était-elle une condition pour la venue du président kazakh au Forum ? Je l’ignore. Mais peut-être que la Suisse, en tant que nouveau membre du Conseil de sécurité de l’ONU, pourra aider à résoudre la contradiction pointée du doigt – à juste titre – par Président Tokayev, la contradiction qui bloque trop souvent les démarches de l’organisation à laquelle il n’y a toujours pas d’alternative ? Bon vent !

P.S. Je remercie mon amie Brigitte Makhzani pour la relecture de mes textes. 

 

 

 

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