L’accent russe

« Voyages en Russie absolutiste »

J’ai envie d’ajouter à ce titre « aller simple ». Car l’essai de 850 pages de Jil Silberstein, paru récemment aux Éditions Noir sur Blanc, nous emmène à la triste conclusion qu’il n’y a pas de retour possible de ces voyages. Cette conclusion enrage et attriste son auteur, ce parisien de naissance et suisse d’adoption, passionné par la Russie depuis son enfance, quand, grâce aux voisins d’immeuble et un camarade de classe, il a pu pénétrer à l’intérieur d’une maison de Russes blancs et connaitre leur mentalité dominée par la passion pour la littérature. Et qui plus tard, chez L’Age d’Homme, « baignait » dans tout ce qui est russe. Le bon timing de la parution de sa fresque monumentale et en même temps très intimiste de l’histoire de l’opposition à l’absolutisme russe, de Catherine II à Vladimir Poutine, est comparable avec celui de « Soumission » de Michel Houellebecq paru en janvier 2015, au moment de l’attaque contre Charlie Hebdo. Les hasards.

J’ai eu une longue conversation avec Jil Silberstein à propos de son livre, une conversation qui a pris la forme de l’interview publiée dans Nasha Gazeta. J’ai appris entre autres que son premier acte de l’engagement civique en lien avec la Russie était l’édition, en 1982, du livre en hommage à Youri Galanskov, un opposant politique disparu dans un camp soviétique à l’âge de 33 ans.

Puis il a suffi de peu – une vielle carte postale de Touva trouvée au marché aux puces à Paris – pour qu’il passe trois étés consécutifs dans cette république de Sibérie orientale qui a des frontières terrestres avec la Mongolie et, en Russie, avec les républiques de l’Altaï, de Khakassie et de Bouriatie, le kraï de Krasnoïarsk et l’oblast d’Irkoutsk. Le résultat – la parution de Dans la taïga céleste : Entre Chine et Russie, l’univers des Touvas, chez Albin Michel, en 2005.

Comme on le sait maintenant, ce n’était que le début. Sans apprendre le russe – « Pas par faute d’avoir essayé !» – Jil Silberstein a réussi à trouver plusieurs complices qui ont accepté de l’accompagner dans ses escapades russes qui ont suivi : loin, très loin des sentiers battus. Tatarstan, le Caucase, l’Oural et la région rarement visitée de son propre gré de Kolyma, sans compter des innombrables villes et villages …  Cinq ans de travail acharné, deux ans de lecture à plein temps.

« Ce livre n’a pas eu une structure idéologique comme démonstration de l’absolutisme en Russie. Ce sont quatre hommages à quatre personnes qui ont joué un rôle important dans ma vie », me raconta Jil Silberstein. Effectivement, le livre a un sous-titre – « Vie et mort de quatre opposants ». Qui sont ces quatre ? Le Poète et romancier Mikhaïl Lermontov (1814-1841), Vladimir Tan Bogoraz (1865-1936), révolutionnaire et pionnier de l’anthropologie, l’écrivain anarchiste Victor Serge (Viktor Lvovitch Kibaltchitch, 1890-1977), antistalinien, auteur de S’il est minuit dans le siècle, et Anatoli Martchenko (1938-1986), l’un des derniers intellectuels russes à être mort en détention au Goulag.

Maintenant, un mini-sondage : ces noms vous disent-ils quelque chose ? Rien, aucun ? Oui, celui de Lermontov ? Dans les deux cas votre « résultat » peut être considéré comme « normal », car il serait pareil en Russie qui a une mémoire courte, très courte quand il s’agit de ses héros qui, à différentes époques, luttaient pour son avancement politique et moral.

Ces quatre ne sont que les axes majeurs, pour ainsi dire, car à travers le récit, le lecteur, parfois confus mais toujours fasciné, assiste à une multitude de rencontres imaginaires et réelles – présentées sans ordre chronologique et sans liens apparents – avec des dizaines, voire des centaines de personnages qui constituent pour Jil Silberstein cette Russie qu’il aime tant et qui, selon lui, mérite d’être aimée. Le mérite-t-elle vraiment, malgré tout ? Le monde pourrait-il encore l’aimer après cette guerre ? Sont les questions provocatrices que je lui lance. « Bien entendu, arrive sa réponse sans hésitation. Je pense que les gens qui l’aiment sincèrement sont dans une sorte de deuil, comme moi. Je suis à la fois très heureux que ce livre paraisse enfin » et triste que l’intérêt qu’il suscite soit en partie instigué par les circonstances actuelles.

Ce livre est un vrai manuel inédit de l’histoire russe pour ceux qui veulent comprendre comment nous en sommes arrivés là. Mais que faire avec cette triste vérité : il ne fait que confirmer que toutes les tentatives d’opposition à l’absolutisme en Russie ont été écrasées et leurs auteurs punis. Toutes. Tous. Voici un exemple. Alexandre Radichtchev, un philosophe et poète russe, directeur des douanes de Saint-Pétersbourg et membre de la Commission d’élaboration des lois, fut l’auteur du premier livre « contestataire » de la littérature russe : Voyage de Pétersbourg à Moscou, publié en 1790, dans lequel il dénonce sévèrement le servage, le système judiciaire et l’administration russes sous le règne de Catherine II. Cette dernière, une correspondante de Voltaire de longue date, a lu ce livre avec la plus grande attention et… a condamné son auteur à mort, la peine commuée en dix années de bagne en Sibérie. Libéré par Paul Ier , après la mort de Catherine II, Radichtchev tenta à nouveau de faire pression pour réformer le gouvernement russe. Brièvement employé sous le règne d’Alexandre Ier pour aider à la révision de la législation dont il avait rêvé toute sa vie, sa fonction dans ce corps administratif s’avéra courte et infructueuse. Radichtchev mit fin à ses jours en s’empoisonnant. Officiellement, il est mort d’une phtisie. Sounds familiar, n’est-ce pas ?

Parmi des innombrables citations utilisées dans le livre, il y a celle de Piotr Tkatchev, un écrivain, critique et théoricien révolutionnaire, à l’origine de principes qui auraient été développés et mis en œuvre par Vladimir Lénine. Mort dans un hôpital psychiatrique en 1885, à l’âge de 41 ans, il a écrit, en 1868 : « Ni à présent, ni dans l’avenir, le peuple livré à lui-même n’est capable d’accomplir la révolution sociale. Nous seuls, minorités révolutionnaires, pouvons ou devons faire au plus vite… Le peuple ne peut se sauver lui-même, ne peut fixer son sort conformément à ses besoins réels, ne peut donner corps et vie aux idées de la révolution sociale. »

Mais qui est cette minorité révolutionnaire aujourd’hui quand l’intelligentsia est ouvertement traitée en Russie comme la cinquième colonne ? « Il faut espérer que la société civile actuelle dispose de plus d’instruments que dans le temps des décembristes pour instaurer la démocratie », dit Jil Silberstein. Oh les décembristes, ces héros préférés de tous les Russes un peu romantiques, et donc les miens. Hélas, aujourd’hui le rôle qu’ils ont joué en 1825 ne peut être assumé que par les oligarques. « Ah non! », mon interlocuteur sursaute sur sa chaise. Mais oui, cher Jil ! Qui d’autres sont les personnes dans la Russie actuelle qui sont aussi proches du pouvoir et possèdent le statut social et les moyens nécessaires pour le faire ? Peut-on compter sur eux ? Je le doute. Comme Jil Silberstein doute que son livre soit traduit en russe. Et pourtant il est si important que les Russes le lisent ! L’auteur voit l’avenir de la Russie « extraordinairement grise, âpre, avec l’accentuation de la méfiance vis-à-vis des autres. C’est affreux. »

Et vous, qu’en dites-vous ?

Quitter la version mobile