L’accent russe

Guerre de l’information et ses répercussions en Suisse

(c) N. Sikorsky

Vendredi dernier j’ai assisté au débat du Club suisse de la presse qui s’annonçait très intéressant. Voici le résumé qui accompagnait l’invitation :

« Alors que le conflit russo-ukrainien s’intensifie, la guerre de l’information fait rage et prend des proportions inédites. Les répercussions de cette bataille entre tenants d’une forme de “censure de guerre” et défenseurs de la liberté d’expression sans limite a aussi ses répercussions en Suisse et en Suisse romande. L’information est-elle une arme de guerre et, si oui, quelle est sa véritable force de frappe ? Y a-t-il une censure légitime en temps de guerre ? La presse doit-elle choisir son camp ? A-t-elle pour mission de défendre la démocratie à tout prix ? Et que devient la liberté d’expression ? Réduite à rien ou presque en Russie, la liberté de parole se trouve-t-elle aussi menacée en Europe, en Suisse ? A-t-on le droit de “comprendre” voire soutenir certaines réactions de Vladimir Poutine ou de critiquer l’Occident ? Quelles règles s’imposent aux journalistes en temps de guerre ? » A toutes ces questions s’en est vu rajouter une autre, très importante, celle du rôle des réseaux sociaux – une première dans un conflit armé en Europe.

Le panel a été composé de cinq journalistes et experts – que des hommes ! – que Pierre Ruetshi en tant que modérateur a nommé les « faconds conférenciers ». Connaissant bien leurs avis sur les questions évoquées j’ai trouvé leur disposition sur le podium bien éloquente : d’un côté, Philippe Reichen, correspondant du Tages Anzeiger en Suisse romande et Stéphane Benoit Godet, rédacteur en chef de l’Illustré. De l’autre, Eric Hoesli, président du Conseil d’administration du journal Le Temps, journaliste, éditeur, auteur d’ouvrages sur la Russie et « père biologique » de Nasha Gazeta dont il s’est distancié fin 2009 déjà, et Guy Mettan, journaliste, président de la chambre de commerce Suisse – Russie, politicien bi-national suisse et russe et auteur d’ouvrages sur la Russie dont Russie-Occident, une guerre de mille ans : La russophobie de Charlemagne à la crise ukrainienne. Entre eux, en guise d’une instance neutre – Denis Masmejan, membre du Conseil suisse de la presse, expert des questions de droit des médias.

Cette image m’a rappelé le « stenka » (en russe : стенкаmur), ou « stenka na stenkou » (en russe : стенка на стенкуmur contre mur) qui est un art martial russe dérivé du pugilat traditionnel russe et pratiqué en équipe. Heureusement, les orateurs ne sont pas passés aux combats à mains nues ; quant à leur bataille verbale, elle ressemblait plus à un échauffement.

Le débat est disponible online , je ne vais pas vous le raconter – je vous invite à le regarder. Mes commentaires sont les suivants. Globalement, j’ai été déçue par son niveau. D’abord, les positions prises étaient prévisibles. Trop prévisibles. Puis, face aux questions vraiment cruciales d’aujourd’hui, les questions qui divisent le public autant que les journalistes eux-mêmes, les orateurs, à mon avis, ont consacré trop de temps aux accusations mutuelles et auto-justifications.

L’opposition principale s’est centrée autour de la question essentielle de la censure, à savoir : la guerre, permet-t-elle la censure en général et, plus précisément, l’interdiction des chaines russes Russia Today et « Sputnik ». Stéphane Benoit Godet, que je connais depuis longtemps et à qui je dois ce blog dans Le Temps, s’est trouvé en minorité en approuvant la censure – « à la guerre comme à la guerre », a-t-il dit. En serrant les dents et contre mon cœur et mes tripes, je ne peux pas le soutenir, moi non plus !

Depuis le début de cette guerre, je pense tous les jours à la liberté dont je dispose en tant que journaliste ici, en Suisse. Durant les 15 ans d’existence de mon journal, aucun de mes sponsors (que je préfère considérer comme partenaires) n’a essayé de m’imposer ses opinions, pas une seule fois. Cette liberté que je prenais pendant longtemps comme quelque chose de normal, je la perçois aujourd’hui comme un immense privilège. Et c’est précisément cette prise de conscience qui m’oblige à être contre la censure.

Je suis très fière de compter parmi mes lecteurs les représentants des toutes les ex-républiques soviétiques. Je perçois ce fait comme preuve du bon choix de ma ligne éditoriale qui a pour but d’unir et pas de séparer. Et je ne me suis jamais sentie autant soutenue par mes lecteurs, y compris mes lecteurs ukrainiens, comme ces jours-ci.

Je déteste Russia Today et Sputnik, ces chaînes qui ciblent le public en dehors de la Russie. Elles sont abjectes. Je ne les regarde pas, c’est mon libre choix. Mais je me force à regarder, tous les jours, la Première chaine de la TV russe, toute aussi abjecte, pour essayer de comprendre ce qui se passe dans les têtes de Russes qui n’ont que cela comme source d’information.

Je suis contre la censure, y compris de la censure de ces deux chaînes odieuses, pour plusieurs raisons. 1 : Il faut connaître son ennemi. 2: Le fruit défendu est celui qui a le meilleur goût. 3 : En appliquant la censure, l’Ouest se met au niveau du gouvernement russe qui fait exactement cela, et se prive ainsi d’un argument majeur pour la dénonciation de cette politique répressive. 4 : Tous les spectateurs ne sont pas débiles et peuvent faire la part des choses. J’espère que vous avez tous vu la récente performance de l’ambassadeur russe auprès de l’UNOG sur le plateau de RTS, cela vaut la peine. 5 : Ma professeure de la littérature française à l’Université de Moscou adorait cette phrase attribuée à Voltaire – « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire ».

A mon avis, ce dernier point, si bien formulé par Voltaire, correspondant privilégié de Catherine la Grande, distingue l’état de droit d’un régime totalitaire. Une démocratie n’est pas un menu à la carte. Voilà pourquoi je soutiens la décision du Conseil fédéral, prise vendredi dernier même, de ne pas reprendre la mesure arrêtée par l’UE le 1er mars concernant la diffusion de Sputnik et Russia Today bien que, selon Guy Parmelin, « elles diffusent des mensonges et de la désinformation dans le but d’attiser les incertitudes et d’utiliser la liberté de nos démocraties contre la Suisse ». Comme l’a dit le Conseil fédéral à juste titre, pour contrer des affirmations inexactes et dommageables, il est plus efficace de leur opposer des faits plutôt que de les interdire. Il est de la responsabilité d’un état démocratique d’assurer le droit fondamental qui est la liberté de l’expression. Le Conseil fédéral assume cette responsabilité.

P.S. La photo ci-dessous est la preuve que j’ai entendu tout ce qui a été dit au Club de la presse de mes propres oreilles, sans me confier à un intermédiaire quelconque.

(c) Laurent Guiraud
Quitter la version mobile