L’accent russe

L’université de Moscou est contre la guerre

Photo de I. Cernova Burger

Hier, pour la première fois dans ma vie, j’ai pleuré dans un transport public, le bus N 5, pour être précise. C’est un courriel reçu qui m’a fait fondre en larmes. Rassurez-vous, personne de mes proches n’est mort. Bien au contraire, pour ainsi dire, je vous explique.

La veille, à peine sortie du studio de la RTSj’ai appris la position de la communauté scientifique suisse faisant suit à l’invasion de l’Ukraine : la Conférence des recteurs des Hautes écoles recommande à ses membres de réexaminer, voire de suspendre leurs collaborations avec leurs partenaires russes dans les cas où cette collaboration puisse “soutenir la politique belliqueuse du gouvernement russe”. Cette prise de position a été provoqué par le fait qu’un tiers des recteurs des universités russes ont signé, une semaine plus tôt, une lettre de soutien à la guerre. En rappelant que les universités ont toujours été un pilier de l’État, ils ont appelé à se rassembler autour de Vladimir Poutine. Ce texte, je l’ai vu. J’ai vu, entre autres, la signature de Victor Sadovnichy, le recteur de l’Université de Moscou, mon université, le plus ancien du pays, le principal. La honte inexprimable. Les spectres de mes professeurs, les professeurs de l’École de journalisme, le plus « idéologique » de tous, situé dans le vieux bâtiment de l’université juste en face du Kremlin, se sont dressés devant moi comme une armée muette – les visages renversés, les questions dans les yeux. Beaucoup d’entre eux ont participé comme soldats dans la Deuxième guerre mondiale, la Guerre Patriotique pour les Russes. Mes professeurs, qui possédaient une immense culture et des logis modestes avec des livres pour les seuls objets de valeur ; mes professeurs qui, dans un pays fermé, m’enseignaient l’ouverture d’esprit. Je n’avais pas de réponses à leur donner. Sauf que voilà.

Le message que j’ai reçu contenait une phrase seulement. Pas une phrase même, un lien, un lien vers une lettre ouverte de la part de la communauté de l’Université de Moscou, de la part de ses étudiants, enseignants, collaborateurs, alumni… Plus de 7500 signatures ressemblées six jours après le début de la guerre.

Avec un ton sombre, digne et solennel, cette lettre dénonce sans équivoques « cette guerre honteuse ». Elle rappelle qu’une de plus grandes valeurs de l’éducation que nous avons reçue consiste en « la capacité d’évaluer la réalité d’une manière critique, d’analyser les arguments et de rester fidèle à la vérité – scientifique et humaniste ».

Quelle joie ! Quel soulagement ! Mes chers professeurs, vous pouvez vous reposer en paix et arrêter de vous agiter dans vos tombes – notre alma mater ne nous a pas trahie. Je dis bien notre alma mater, car un recteur, ce n’est pas encore l’université, comme un président n’est pas encore un peuple. 

Dans mon blog précédent j’avais remercié M. Yves Flückiger, président de Swissuniversities et recteur de l’Université de Genève, d’avoir mentionné ses collaborateurs russes parmi ceux qui ont besoin aujourd’hui du soutien moral. Je lui réitère mes remerciments car il l’avait répété en soulignant que Swissuniversities entend aussi protéger les chercheurs ukrainiens et russes qui travaillent dans les universités suisses et qui défendent les mêmes valeurs que les siennes. Voici une position sage !

En 15 ans de l’existence de mon journal Nasha Gazeta nous avons accumulé un volumineux dossier intitulé « Les scientifiques russes en Suisse »  – la Suisse a de quoi être fière ! Je me permets de rappeler qu’en 1900, quand les universités en Russie tsariste restaient inaccessibles aux femmes, 200 jeunes Russes étudiaient à l’Université de Genève. En 1908 ils – et surtout elles – étaient déjà 785. Je me permets de rappeler également que la première femme en Suisse à devenir un professeur titulaire était une Russe Anna Tumarkina, en 1905 – une rue à Berne d’ailleurs porte son nom. Enfin, plus proche de nous, en 2010, c’est le mathématicien Russe Stanislav Smirnov, professeur de l’Université de Genève, qui a apporté à la Suisse sa première Médaille Fields, l’équivalent du Prix Nobel dans le domaine de mathématique. 

La Russie a connu l’exode après 1917. L’Europe et la Suisse ont accueillis ces malheureux qui ont rejeté la révolution bolchévique et la guerre civile. Le nouvel exode a déjà commencé – ceux qui rejettent la guerre, fuient le pays sans peut-être la possibilité d’y retourner, selon une demande d’un membre de la Douma. J’espère que l’Europe et la Suisse les accueilleront, eux aussi. 

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