L’accent russe

Le temps de Czapski

Photo (c) N. Sikorsky

Me voilà plongée depuis plusieurs semaines dans le monde de Józef Czapski, un homme au destin exceptionnel : humaniste, peintre, écrivain, véritable témoin de son époque. Un Homme avec un H très présent actuellement. La Fondation Jan Michalski à Montricher expose  (jusqu’au 17 janvier 2021) ses journaux intimes et ses peintures alors que les Éditions Noir sur Blanc annoncent la publication de deux livres le concernant. On serait presque tenté d’imaginer qu’esquisses et tableaux en seraient les illustrations.

Czapski est l’auteur d’un de ces livres, « Terre inhumaine ». Grâce à la traduction du polonais par Maria Adela Bohomolec, nous apprenons l’histoire de cet aristocrate de naissance, né à Prague en 1886, qui a passé son enfance à Minsk, faisant alors partie de l’Empire russe. Il fit ses études à Saint-Pétersbourg où il perfectionna son russe – en plus du polonais, de l’allemand et du français – et s’imprégna de littérature et de philosophie russes. En 1916, étudiant en droit, il est appelé par l’armée polonaise où il fit « sa » Première guerre mondiale dans la cavalerie. Puis il étudia l’art à Cracovie et à Paris.

Le 1er septembre 1939, premier jour de la Deuxième guerre, il est de retour à l’armée et se fait arrêter 27 jours plus tard par l’Armée Rouge. Malgré ses presque deux ans passés dans les camps soviétiques on peut dire qu’il fut chanceux puisqu’il n’était pas au nombre de ses 21 857 compatriotes fusillés de sang froid en avril-mai 1940 par les Soviétiques. L’URSS nia jusqu’en 1990 ce macabre crime, connu comme « le massacre de Katyn » (Andrzej Wajda a en fait un film, en 2007). Józef Czapski en ignorait l’existence quand, libéré du camp en septembre 1941, il accepta la mission que lui confiait le général Anders : retrouver ces Polonais qui s’étaient comme volatilisés dans les espaces soviétiques. Voilà bien une mission impossible, à la recherche des âmes mortes… !

Toutes les œuvres peintes par Czapski ont péri pendant la guerre. Mais son journal intime, qu’il rédigeait tous les jours de 1941 à 1992, a miraculeusement survécu – et il s’agit bien de 300 (!) cahiers.

Joseph Czapski. Journal, mai-juin 1955. Musée national de Cracovie. © Succession Józef Czapski

« Terre inhumaine » a été écrit en 1949 sur la base du journal des années 1941-42, et raconte le périple kafkaïen de son auteur. La plupart de l’action, (pour ainsi dire) se passe en territoire soviétique – j’y ai appris les noms de nombreux lieux dont j’ignorais l’existence. Czapski y décrit le cauchemar des camps, les atrocités et les épreuves de la guerre, mais il parle aussi, avec une admiration infaillible, de Tolstoï et resonge à Dostoïevski, Rosanov, Soljenitsyne… Il raconte avec une grande émotion sa rencontre avec Anna Akhmatova – à Tachkent, en 1943. La légende veut que la grande poétesse lui ait consacré un poème, un très beau poème.

Comment cet homme qui, ayant souffert lui-même du régime soviétique et en ayant vu souffrir tant d’autres, a-t-il pu associer sa haine pour ce régime et son amour infaillible pour de nombreux Russes et leur culture ? En 1980, à l’âge de 84 ans donc, il illustra « Le Réviseur » de Gogol ! Était-il vraiment en saint, comme cela a été évoqué lors d’une table ronde à la Fondation Jan Michalski ? Nous n’irons pas jusqu’à là, mais il est évident qu’il savait faire la part des choses, il avait cette qualité qui manque tant aujourd’hui à nombre d’entre nous.

Catholique, il dénonça l’antisémitisme « congénital » des Polonais – Vassili Grossman le fit pour les Russes, dans « La vie et le destin ». Hasard ? Ces deux livres ont été proposés aux lecteurs francophones par le même éditeur – Vladimir Dimitrievic, fondateur de « l’Age d’homme». Et quelle chance pour nous tous, les amateurs de la « littérature sérieuse », que Les Éditions Noir sur Blanc ont repris le relais, en rééditant certains livres dont les stocks sont épuisés depuis longtemps, dans le cadre du projet « La bibliothèque de Dimitri » dont j’ai déjà eu le plaisir de parler à mes lecteurs russophones.

Pour revenir à Czapski, il s’est installé à Maisons-Laffitte, près de Paris, dès 1945, et a participé à la fondation de la revue littéraire phare de l’émigration polonaise, Kultura. Sans jamais pouvoir retourner dans son pays natal, il est décédé en 1993.
Sa vie, vue de l’extérieur, est magnifiquement racontée par un Américain Eric Karpeles dans « Joseph Czapski : L’art et la vie », également paru il y a quelques jours chez Noir sur Blanc.
Bonne découverte !

Eric Karpeles: Joseph Czapski. L’art et la vie. Editions Noir sur Blanc, 1 octobre 2020. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Odile Demange. 155 images en couleur, 576 pages. 34 Euros/39 CHF

Joseph Czapski: Terre inhumaine. Editions Noir sur Blanc, octobre 2020. Traduit du polonais par Maria Adela Bohomolec. Collection La bibliothèque de Dimitri. Première parution : L’Âge d’Homme, 1978 Préface de Timothy Snyder Texte inédit : « Le récit de Witold ». 448 pages, 23 Euros /29 CHF

 

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