L’accent russe

« Prise de position »

De nos jours, la question de savoir s’il vaut mieux conserver l’histoire dans son intégralité ou en jeter une partie aux oubliettes est abondamment débattue. Ici et là, on déboulonne des statues, et même dans le pays équilibré et paisible qu’est la Suisse de telles idées se sont fait jour. Si, heureusement, elles ne se sont pas concrétisées, il y a tout de même lieu de s’inquiéter : comme on le sait, il n’est rien de bon à attendre d’une réécriture de l’histoire.

C’est cela qui, à mon avis, confère tant d’importance au concert intitulé « Zeichen setzen », qui se tiendra le 30 août au Yehudi Menuhin Forum, à Berne, pour commémorer le 75e anniversaire de la libération du camp de concentration nazi de Bergen-Belsen par les troupes britanniques. En quoi est-ce lié ? En ceci que Menuhin, qui avait donné plus de 500 concerts durant la Seconde Guerre mondiale, s’est produit en avril 1945 avec Benjamin Britten devant les prisonniers libérés.

Yehudi Menuhin, le grand

La Suisse considère Yehudi Menuhin comme un de ses citoyens depuis 1957. Cette année-là, le grand violoniste, fils d’un rabbin de Gomel (Biélorussie) qui avait réussi, avec les siens, à fuir les pogroms en se réfugiant aux États-Unis au début du xxe siècle, s’est retrouvé par hasard en villégiature à Gstaad avec des amis ; il a tant aimé l’endroit qu’il ne l’a plus quitté. Un des plus importants festivals de musique classique et une école de musique portent aujourd’hui son nom, et le centenaire de sa naissance (il est né un 22 avril, de même que Lénine, Nabokov et Jack Nicholson), en 2016, a donné lieu à de multiples célébrations très émouvantes.

Nous avons eu connaissance du concert à venir grâce à son promoteur et organisateur, Werner Schmitt, lui-même violoncelliste professionnel, qui a passé vingt ans au sein d’un orchestre, vingt autres années à la tête du Conservatoire de Berne, et qui, depuis 1986 et durant de longues années, a été l’ami et le collaborateur de Menuhin. Aujourd’hui, il est, entre autres, vice-président de la Fondation internationale Yehudi Menuhin.

« En 2016, pour le centenaire de Yehudi, j’ai décidé de lui rendre hommage en organisant un concert au mémorial construit sur l’emplacement de l’ancien camp de Bergen-Belsen, se souvient M. Schmitt. Ce fut une très belle soirée, elle nous a laissé à tous – tant aux musiciens qu’au public – une impression forte et durable. En 2018, nous avons même fait paraître un livre sur ce concert. Deux jeunes musiciens y avaient participé : le violoniste Alexey Semenenko, né à Odessa, et sa femme, la pianiste Inna Firsova, native de Tchita [en Sibérie orientale], que nous entendrons à nouveau le 30 août prochain. »

Lorsque nous lui avons demandé pourquoi il avait choisi de donner au concert un nom à connotation politique alors qu’il habite dans un pays neutre, Werner Schmitt nous a répondu sans hésiter : « Je suis né en Allemagne, un État qui n’est absolument pas neutre. Je suis convaincu qu’aujourd’hui, avec l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite dans de nombreux pays, nous devons prendre une position nette, pour que les horreurs du passé ne se reproduisent pas. Malheureusement, aujourd’hui encore, quantité de gens vivent des situations de grande souffrance, et un pays neutre tel que la Suisse ne peut fermer les yeux en pensant qu’il n’est pas concerné. Nous, musiciens, nous qui exerçons différents métiers de la culture, sommes tenus de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour renforcer, par la culture, la compréhension mutuelle, pour sauvegarder la paix. » C’est une position que je partage sans réserve, et j’invite les lecteurs mélomanes à venir au concert.

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