Inde: Arts & Lettres

Le manuscrit d’une courtisane (1)

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Parmi tous les conseils qui nous sont donnés durant cette période de confinement, j’en ai vu un qui concerne le fait d’entamer un projet qu’on avait laissé de côté depuis longtemps. J’en ai plusieurs…mais un en particulier me tient à cœur. Il s’agit de la lecture d’un manuscrit attribué à une courtisane du 17ème siècle qui traîne dans mes tiroirs depuis des années et dont j’ai pour projet (aussi depuis des années) de faire un article. Je saisis donc cette occasion pour y consacrer du temps et en partager le résultat au fur et à mesure sur ce blog.

L’obtention de ce manuscrit est une histoire à elle seule…Il y a huit ans, je me suis rendue en Inde pour effectuer des recherches dans des bibliothèques et archives dans le cadre de ma thèse. J’étais tout au début de mes recherches et je cherchais à collecter du matériel sur des femmes qui avaient écrit et dont les œuvres avaient été préservées. Je m’intéressais à la période prémoderne en particulier parce que durant cette période, on avait quelques traces de poétesses. J’étais intéressée par un profil spécifique, celui de la courtisane.

Nous n’avons que très peu de traces des écrits féminins dans l’histoire littéraire indienne,[1] tout comme dans l’histoire littéraire en général. Dans ce qui est disponible, trois profils émergent: les “religieuses”,[2] les membres de familles royales[3] et les courtisanes[4]. Elles font partie des trois catégories de femmes qui avaient accès à l’éducation.

Hans A. Rosbach
Diwan-i-Khas at the City Palace in Jaipur.
https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Diwan-i-KhasJaipur20080213-1.jpg

Dans les catalogues des archives, j’avais repéré un manuscrit attribué à une certaine Mohan Rai. Le manuscrit se trouvait dans les collections du pothikhana de Jaipur, la bibliothèque du City Palace de la ville rose. Je m’y suis rendue en 2012, accompagnée des deux professeurs qui deviendront les membres de mon jury de thèse. Évoquer la recherche de ce manuscrit et entamer sa lecture me permettent aussi de me souvenir de l’une de ces deux professeurs qui a malheureusement disparu bien trop tôt à la fin de l’année dernière.

C’était en août, nous logions toutes les deux dans le même hôtel. Nous avons pris un taxi et nous sommes rendues au City Palace. Nous avions un accès réservé. Les chercheurs peuvent se rendre dans cette bibliothèque pour effectuer leur recherche, après avoir présenté tous les documents nécessaires. Il faut imaginer un endroit très différent des bibliothèques dont on l’habitude. Celle-ci se situe à l’intérieur de l’enceinte du City Palace, dans un charmant petit bâtiment. On monte quelques marches pour accéder à une pièce, pas très grande, dans laquelle il est possible de consulter les manuscrits.

La procédure est stricte. Il faut montrer la liste des manuscrits qu’on souhaiterait pouvoir consulter, puis l’accès se fait sous surveillance. A l’époque, le lieu était dirigé par une dame peu commode (ce n’est plus le cas aujourd’hui). Elle m’a fait passer un interrogatoire, réduire ma liste de plusieurs manuscrits à un seul et m’a fait attendre pendant trois jours sur une chaise, assise dans un coin qu’elle retrouve la clé de l’armoire dans laquelle était conservé mon fameux manuscrit! Une façon aussi de tester ma détermination et mon sérieux…plutôt efficace!

A quelques heures du moment où je devais quitter la ville, elle a finalement fait apporter ledit manuscrit. C’était la première fois que je me trouvais face à un tel objet. J’étais à peine capable de le déchiffrer. Il ne m’était pas permis de le photographier. Autant dire que je n’ai rien pu faire, à part constater que ce manuscrit existait réellement et que les informations contenues dans le catalogue correspondait à celles délivrées par le texte. J’en ai lu les premières lignes avec l’aide de la professeure à côté de moi et j’ai pris quelques notes rapides.

Je ne sais pas si le contenu de ce manuscrit vaut tout ce mystère, néanmoins il constitue l’un des rares vestiges d’un écrit féminin. Rien que pour cela, il est précieux, d’autant plus qu’il est complet. Quelques années plus tard, grâce à un contact sur place, proche de la professeure qui m’avait accompagnée, j’ai pu obtenir une copie de ce texte, en en faisant la demande officielle auprès de la princesse de Jaipur. Il fait aujourd’hui partie de mes archives personnelles.

Le manuscrit contient vingt-deux folios. Il n’est pas précisément daté, mais a été composé entre 1667 et 1689 durant le règne de Maharaja Ram Singh I. A sa cour, Mohan Rai avait le statut de pātur, comme d’autres femmes au service du palais. Ces courtisanes étaient éduquées dans les arts, la musique et la danse, mais aussi dans le domaine des lettres. Il reste quelques traces ici et là de cette activité, dont le manuscrit de Mohan Rai.

Le texte est versifié et est composé en langue braj. Il est intitulé Krīḍāvinoda. Vinoda qui signifie le plaisir ou le ravissement et krīḍā, qui fait référence au jeu, à l’amusement et plus spécifiquement aux jeux du dieu Krishna.

Nous verrons à la lecture ce qu’il contient…

 

[1] Pour un survol, voir Susie Tharu et K. Lalita (éds), Women Writing in India: 600 b.c. to the Present, Vol. I, Delhi: Oxford University Press, 1993.

[2] Voir par exemple les poèmes de la poétesse Mira Bai (1498-1546): Nicole Balbir, Chants mystiques de Mīrābāi, Paris: Les Belles Lettres, 1979.

[3] Un exemple célèbre est celui de la sœur de l’empereur moghol Humayun, Gulbadan Begum (1523-1603). Des informations et plusieurs extraits de son Humayun Nama composé en persan sont disponibles et traduits en anglais ici.

[4] Dans cette catégorie, on peut citer Mah Laqa Bai Chanda (1768-1824) qui a écrit une collection de poèmes en ourdou. Pour des détails et des références voir ici. J’ai aussi traduit quelques extraits de poèmes en langue braj attribués à la courtisane Pravin Ray dans un article: Nadia Cattoni, « La place de la courtisane dans la littérature braj : d’objet littéraire à auteure », in Journal Asiatique, 303(2), 2015, p. 295-302.

Image du bandeau: “Singer and Sarinda Player”, Sahib Ram (actif durant le règne de Maharaja Sawai Pratap Singh, 1778–1803), Jaipur, ca. 1800; Rogers Fund 1918, 18.85.4; The MET, public domain.

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