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Malaise dans la recherche

En ce mois de janvier, les langues se délient sur les conditions des chercheur-e-s en Suisse. Le Temps publie le 23 janvier le constat d’une équipe de post-doctorant-e-s de l’Université de Neuchâtel qui enjoint les instances responsables de la recherche de revoir leur politique, ou du moins de prendre conscience des conséquences qu’elle provoque (“Une relève académique en souffrance“). Quelques jours avant (08.01.2020), La Tribune de Genève informait sur les burn-out qui touchent les chercheur-e-s genevois-e-s (“Burn-out en série chez les chercheurs genevois“).

Oui, le malaise est là et les causes sont connues de toutes et tous, surtout de celles et ceux qui les vivent! Pourtant, il n’est pas si aisé de faire part de son malaise, de peur des conséquences, c’est-à-dire de péjorer encore plus sa propre situation!

Pour l’étudiant-e qui souhaite entreprendre un doctorat, le système suisse est performant et encadrant: écoles doctorales, ateliers divers aidant à entrer dans les métiers de la recherche, soutien financier pour se rendre à des colloques internationaux, aller se former un semestre à l’étranger ou effectuer des recherches de terrain, aides à la publication, etc. Durant ces années de formation, on apprend à devenir chercheur-e dans toutes ses dimensions, y compris celle de l’enseignement. Le travail intense (qui comprend régulièrement vacances et week-ends) fait déjà partie du jeu…Mais il faut bien admettre qu’il est impossible d’achever une thèse si, à un moment donné, on ne vit pas uniquement pour son travail de recherche…

Les vrais ennuis surviennent après l’obtention du doctorat. Votre contrat ou votre bourse sont terminés, vous n’êtes plus affilié-e à aucune institution, mais il vous faut redoubler d’effort, car la vraie compétition commence! Ou vous vous retirez du jeu et essayez d’intégrer le monde professionnel, ce qui, quoi qu’on en dise, est très compliqué si vous vous êtes construit un profil de chercheur-e durant la thèse et implique souvent une formation complémentaire (nombreux sont ceux et celles qui se tournent vers la Haute école pédagogique par exemple…ce qui est, à juste titre, très mal vécu après des années d’étude!). Soit vous restez dans le jeu. Et c’est à ce moment-là qu’il faut devenir une bête de concours et être en mesure de cocher le plus de cases possible: prix, mobilité, publication de la thèse, articles dans des revues prestigieuses, réseau international, participation à des congrès internationaux, organisation de colloques, etc., etc., la liste est longue et augmente à chaque nouvelle demande et au fur et à mesure des années. Puisqu’il est un élément important à prendre en considération, la date de soutien de la thèse qui devient votre an zéro. A partir de là, votre cv doit obligatoirement s’allonger, c’est indispensable pour rester dans la course. Actuellement, il doit même comporter une dimension “utile à la société”, c’est-à-dire que vous devez être à même de justifier d’activités mettant en lien votre recherche et la société dans son ensemble: activités de vulgarisation, organisation d’expositions ou d’événements culturels, participation à des concours, etc. (voir un précédent article sur ce blog).

Toutes ces activités post-doctorat peuvent être menées soit par le biais de bourses du FNS (Fonds national suisse pour la recherche scientifique), soit en étant engagé-e par une université pour un poste appartenant au corps intermédiaire, souvent à temps partiel et généralement pour une durée déterminée. Et c’est bien là que le bas blesse, dans le cumul de contrats précaires sur une longue durée et parfois pour toute la carrière, lorsque l’accès au statut de professeur-e n’a pu être possible (pour des raisons qu’il serait trop long d’expliciter ici).

A l’entrée dans le monde de la recherche académique, le-la chercheur-e est tout à fait conscient-e que ce qui est recherché est l’excellence. Il faut travailler dur, il faut être passionné-e, il faut donner de son temps et dans certaines périodes, tout son temps, il faut répondre à un certain nombre de critères, qui ne sont pas inutiles, mais qui permettent de faire avancer la recherche. En prenant cette voie, tout-e chercheur-e est d’accord avec cela, pour une simple raison qui est la passion. La passion pour ce que l’on fait. On est aussi le plus souvent d’accord de passer par la case mobilité, car on sait pertinemment combien notre recherche est susceptible de profiter de cette mobilité. A noter cependant que dans cette mobilité, aucun soutien logistique n’est fourni par les institutions suisses.

Mais ce qui mène au burn-out, à la dépression ou à un profond mal-être, ce n’est pas tant la surcharge de travail, mais c’est surtout le statut précaire de chercheur-e et le fait de pouvoir à tout moment se voir complètement exclu du champ pour lequel on a tant travaillé. Dans quel autre domaine reste-t-on sur le carreau après tant de compétences accumulées et reconnues (puisque financées et récompensées)?

Le problème relève bien du politique. Veut-on vraiment financer des chercheur-e-s pour qu’ils-elles fassent des doctorats, des post-doctorats à l’étranger, des publications en open-access, puis leur dire au bout de dix ans, alors qu’ils-elles sont ultra-spécialisé-e-s et ultra-formé-e-s, que la recherche scientifique suisse n’a pas besoin d’eux? Où doivent-ils-elles aller? A l’étranger? Au chômage? Doivent-ils-elles se contenter d’un emploi à temps partiel sous-évalué, lorsqu’ils-elles en ont un?

Les chercheur-e-s de l’Université de Neuchâtel pointent du doigt la mise en concurrence: “Un premier pas vers des mesures concrètes pouvant éviter que le travail académique ne porte atteinte à la santé et à la vie familiale consisterait à réduire les mécanismes de mise en concurrence des chercheurs-euses. Le développement d’un statut intermédiaire stable et la limitation des financements par projet doivent être sérieusement envisagés.”

La mise en concurrence en vue de l’excellence est un mécanisme largement utilisé, dans d’autres domaines également: musique, danse, sport. Je pense qu’elle est bénéfique en début de carrière car elle permet une implication totale et fait ressortir le meilleur des potentialités. Mais elle est destructrice sur le long terme et comporte de nombreux effets pervers (voir l’article pré-cité) ! Un-e danseur-se qui gagne des concours se voit offrir une place dans une compagnie de ballet. Il-elle ne sera peut-être jamais danseur-se étoile, mais il-elle pourra travailler et si ses performances seront toujours évaluées, il lui faudra une grande baisse de performance pour être rejeté-e. Le chercheur-e quant à lui-elle, passe des concours à intervalles réguliers, parfois sur une carrière entière et avec des périodes sans financement aucun. Comment travailler avec cette pression et cette instabilité dans un domaine où le temps long nourrit la réflexion et est indispensable à une recherche de qualité ? Veut-on réellement faire de la précarité le lot des chercheur-e-s suisses?

 

Image du bandeau: “Two university teachers walking in a crypt are tripped up and assaulted by students”. Coloured etching by Thomas Rowlandson, 1811.”, Wellcome Library no. 35674i ; CC BY, Credit: Wellcome Collection; https://wellcomecollection.org/works/fng6s6xp.

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