La rage au coeur, itinéraire d'une cabossée

De la Suisse au Sri Lanka: une fin amère

Alors, c’était comment ton voyage?

Mes amis me regardent tout sourire, l’œil brillant, attendant avec impatience que je leur raconte mes aventures. Je reste quelques instants muette, ne sachant que répondre, la gorge nouée.

Drame au paradis

L’une de mes dernières escapades au Sri Lanka consistait à me lever avant l’aube, à 4h30 du matin exactement, pour randonner jusqu’au sommet d’une petite montagne et admirer le lever du soleil avec un point de vue que l’on m’avait annoncé comme magnifique. Ce serait un dernier adieu à mon ami Adrien, parce qu’on faisait souvent ce type d’expéditions tous les deux, sans état d’âme pour les heures de sommeil et le confort qu’on abandonnait derrière nous.

Je grimpais d’un bon rythme, avec la compagnie de quatre chiens. L’un d’entre eux suivait mes pas depuis deux jours, dormait à l’extérieur la nuit et m’attendait le matin sur la terrasse. On était devenu copains. C’était un petit chien errant, maigre. Je partageais ma nourriture avec lui. En échange, il me guidait sur les sentiers de la région. Je l’avais surnommé Kawet. On formait une joyeuse compagnie et on monta rapidement le sentier à travers le silence de la nuit.

On parvint au sommet aux premières lueurs de l’aurore. Un grand rocher au-dessus des falaises surplombait le paysage rougeoyant. C’était d’une telle beauté que ça semblait irréel, comme venu d’un autre monde. Je m’assis et contempla les couleurs flamboyantes. L’ombre laissait peu à peu place à la lumière, permettant de découvrir monts et vallées s’étendant à perte de vue. Dans un murmure, je lâchais un dernier hommage à l’ami qui était parti rejoindre les étoiles.

Je sais que je t’ai déjà dit au revoir, mais cette fois-ci est aussi pour toi, Adrien. En souvenir de tous ces moments qu’on a vécus ensemble, de l’amour de la montagne et du sport que tu m’as transmis. Merci pour tout.

Au même instant, un chien inconnu surgit en aboyant agressivement. Il attaqua ceux qui m’avaient accompagnée, se mit face à l’un et le mordit violemment. Malgré qu’il recula, effrayé, le nouveau venu continua de le menacer puis le poussa dans le précipice. Un terrible glapissement de frayeur brisa le silence. Il s’écrasa en contrebas dans un bruit sourd, mort. Mon sang se glaça.

Je n’étais plus humaine, j’étais devenue animal. Je courus après le meurtrier, enragée. Il s’enfuit. Les trois survivants gémissaient, les oreilles tombantes. Ils se tenaient devant le lieu de chute de leur ami, regardant désespérément dans le vide. Kawet hurla à mort, face au soleil levant, tel un loup. Son cri long et puissant brisait le silence et se perdait au loin. Il finit par se coucher en boule à mes côtés, abattu. Je le pris dans mes bras sans chercher à retenir le flot de larmes qui jaillissait de mes yeux. Nous étions désormais deux à avoir perdu un ami cher.

Je jetai un regard au ciel, remplie de chagrin et d’incompréhension et m’indigna:

MAIS POURQUOI?!!! MAIS POURQUOI ENCORE CA?!

Je redescendis à l’hostel le cœur noué. Kawet était toujours à mes côtés, tandis que les deux autres avaient disparu. A peine arrivés sur la terrasse extérieure, le gérant de l’établissement arriva en courant et frappa violemment mon ami à quatre pattes, jusqu’à ce qu’il tombe des escaliers et s’enfuit au loin en glapissant.

Les chiens sont sales, ils n’ont rien à faire aux alentours!

Il vit que j’étais choquée. Il éclata de rire et retourna à l’intérieur.

Le soir, attablée autour d’un repas avec d’autres jeunes, j’écoutais leurs moqueries sur ma façon de voyager, et sur le chien auquel je m’étais attachée. C’étaient des étudiants en vacances pour quelques jours, ivres la moitié du temps. Il y avait un fossé entre eux et les routards que j’avais croisés dans les autres pays. Je décidai de ne pas broncher et les laissa rire de moi, sans répondre à leurs remarques piquantes qui pourtant me lacéraient. Je me couchai de bonne heure, lasse de les entendre.

Le Tuk-Tuk

A la première heure du lendemain matin, je partis. Pas de trace de Kawet. J’aurais tant souhaité le voir une dernière fois, lui dire au revoir. Je grimpai dans le train et rejoignis une ville à plusieurs heures de trajet. Je n’avais plus ni l’énergie ni l’envie de dormir chez l’habitant, de faire de l’auto-stop ou de parler avec qui que ce soit. Je décidai de poser à nouveau mon sac dans une petite auberge bon marché, quelque peu à l’extérieur de la ville, loin du vacarme et de la foule. Je m’approchais d’un conducteur de Tuk-Tuk pour négocier le prix de la course:

“700 roupies”

“Non, non, c’est trop.”

“600 roupies, dernier prix”

J’avais déjà une idée des tarifs dans ce pays et c’était bien trop. Un jeune d’environ douze ans arriva.

“Il te demande combien?”

“600 roupies”

“Attends, je vais t’aider à chercher quelqu’un d’honnête. Le prix n’est pas correct, il essaie de t’arnaquer.”

A cet instant, comprenant qu’il venait de perdre une cliente, le chauffeur empoigna le garçon et lui mit une volée en pleine figure. Il s’apprêta à lui en affliger une deuxième. Sans réfléchir, je bondis et lui décrocha un coup de poing dans le nez. “Si quoi que ce soit arrive, tu vas peut-être te sentir faible. Mais ce n’est pas vrai, tu es forte, grave cela dans ton esprit. Garde seulement les mains bien hautes et tout se passera bien.” Les mots de mon ami et coach au Pakistan résonnaient dans mes oreilles et je protégeais mon visage, prête à esquiver. L’homme me jeta un regard mi surpris mi furieux et s’enfuit en courant, probablement plus par honte que par peur. Je restais les deux poings serrés à lui crier des noms d’oiseaux jusqu’à ce qu’il disparaisse au coin de la rue. Tous les passants me regardaient avec des grands yeux étonnés. L’enfant, remis de ses émotions, me conduisit vers quelqu’un de fiable qui m’amena à bon port. Là, surprise, aucune trace d’une quelconque auberge, contrairement aux informations trouvées sur Internet. Les habitants du quartier m’informèrent que la plus proche était à deux kilomètres.

Abandonnés

Mon corps n’avait plus la moindre parcelle d’énergie et je titubais, éreintée, pour rejoindre la dernière montée avant de me reposer. Il faisait chaud, le soleil me brûlait et j’étais vidée. Depuis plus d’une semaine, j’avais de la peine à me nourrir; des nausées me coupaient l’appétit. Je sortis de mes pensées en remarquant sur le côté droit de la route, à l’ombre d’un buisson, deux minuscules boules de poils. C’était des chiots de trois semaines environ, squelettiques, couchés sur le flanc. Ils respiraient avec difficulté, dans un état lamentable. Je savais que c’était bientôt la fin pour eux. Je me renseignais auprès du personnel de l’hostel pour demander de l’aide. Ils possédaient un dalmatien, alors peut-être connaissaient-ils une association, ou un refuge. Mais ils me répondirent, tout désolés:

Laisse tomber, on ne peut rien faire.

A plusieurs reprises, je passais devant ces petites bouilles pour les caresser et les rafraîchir avec un peu d’eau. Je les voyais s’éteindre chaque fois un peu plus, respirer de plus en plus difficilement dans un semi coma. Je me sentais tellement coupable de ne rien faire. Leur état s’empira, et incapable de supporter cela, j’évitais désormais ce chemin.

Je descendis en ville pour acheter de quoi manger au marché. Une troupe d’enfants habillés de guenilles m’accosta en demandant de l’argent. L’une des fillettes avait la jambe en train de pourrir. Il n’en restait plus que la moitié. Je croisai son regard et elle me sourit. Je fondis en larmes. Je ne parvenais plus à garder une distance émotionnelle, la misère et la pauvreté me touchaient en plein cœur et me rendaient malade. J’étais épuisée, à bout de force. Normalement, je leur faisais des “high five” et ça les faisait rire. J’étais bien loin de cet état d’esprit, le moral dans les chaussettes. J’avais désormais une seule et unique certitude:

Il est temps de rentrer

 

Le retour

Quatre jours plus tard, je suis de retour. Les yeux plongés dans les miens, mes amis attendent la réponse à leur question. Le voyage, comment c’était? Magique, magnifique, des bonheurs et joies extrêmes, une liberté enivrante, une richesse de cultures, de religions, une expérience humaine et une aventure hors norme. Tout avait coulé de source, j’avais reçu exactement ce dont j’avais eu besoin le long de la route. Des sages m’avaient guidée et montrée la voie. J’étais sortie grandie de chaque jour de cet itinéraire initiatique. Mais ça, c’était avant. Depuis le décès d’Adrien, tout était décalé. Tout allait de travers, tout avait ressemblé à un cauchemar. J’avais eu l’impression que je n’étais plus à ma place. En deuil, loin des miens, je n’avais plus eu la force de voir la lumière dans l’ombre, de retenir le positif au milieu de la pauvreté et de la misère extrêmes. En voyageant seule et en terre inconnue j’avais été amenée à vivre de nombreuses aventures et expériences et à rencontrer tous types de personnes. Ma perception de l’environnement dépendait de mon état intérieur. J’avais eu des journées difficiles, mais j’étais remplie d’énergie et de motivation et je m’étais focalisée sur le positif. Peu avant le terme de mon voyage, après qu’une avalanche ait emporté la vie de mon ami, je n’arrivais plus à garder une vision optimiste et à retenir le bon. Tout m’avait touché en plein cœur et il en avait découlé une souffrance et une culpabilité douloureuse. Une fois de plus, c’était une question de focus. Il y a du bon et du mauvais dans chaque jour et dans chaque être humain. A nous de décider ce que nous allons mettre en avant et en retenir. Il faut être en harmonie avec soi-même si l’on veut avoir l’énergie de voir la beauté de ce monde et de ses habitants même au milieu de la misère. Je n’avais plus cette étincelle, j’avais besoin de retrouver les miens pour recharger mes batteries. J’inspire profondément et répond simplement à mes amis:

Oui, le voyage c’était bien.

J’esquisse un demi-sourire qui, je l’espère, camoufle ma voix retenue dans ma gorge nouée. Je respire lentement pour calmer mon cœur qui bat à tout rompre après ces cinq mois d’odyssée à travers le monde et je savoure comme jamais la chance que j’ai.

Au revoir, l’ami…

 

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