La rage au coeur, itinéraire d'une cabossée

Rencontre avec mon enfance

Aujourd’hui c’est à toi que je m’adresse, toi la petite fille qui fuyait sous les menaces, se cachait des coups et des moqueries et pleurait chaque soir en silence. Tu es restée tant d’années tapie au fond de moi à sangloter, brisée, blessée, telle une louve boiteuse qui se retire dans sa tanière. Je t’ai fuie, j’ai tenté de t’oublier, sans succès. Je te sens encore là aujourd’hui, si pleine de colère et d’incompréhension.

C’est le cœur gros que je me rappelle toutes ces fois où tu te regardais dans la glace; tu te trouvais tellement laide. Tu observais le tracé de tes cicatrices, tes doigts tordus, la robe dégueulasse dont tout le monde se moquait et tu avais honte d’être si moche. Tu restais debout au milieu des injures et ne confiais tes peines qu’à l’obscurité, une fois la nuit tombée.

Tu avais peur à chaque instant, tu n’avais guère de ressources. Oui je sais, tu en as bavé. On ne peut pas dire que la vie a été tendre avec toi. Il n’y avait pas tant de lumière dans ces temps-là et le tunnel était sans fin. Je connais tes nuits passées à sangloter, tes cauchemars, tes combats, ta lassitude, l’incompréhension, la rage et la haine qui faisaient trembler tes veines. Je me souviens de chacun de ces mots qui t’ont foudroyée, de ces coups de couteau qui ont lacéré ton cœur à vif, qui ont creusé des plaies si profondes et si brûlantes qu’elles ont menacé de tuer la dernière parcelle d’espoir que tu avais.

Fillette, j’aurais voulu te dire en ces temps-là de rester forte car l’avenir allait être meilleur. J’aurais voulu te prendre par la main et te dire de ne pas avoir peur parce que tout allait s’arranger. J’aurais voulu te dire de rester courageuse, t’expliquer que tes blessures allaient te donner une force dont tu ne soupçonnais même pas l’existence. J’aurais voulu te donner à manger quand tu avais faim, j’aurais voulu te donner un lit quand tu as dormi dehors. J’aurais voulu être là pour toi, te rassurer, t’aimer. Malheureusement, je n’existais pas encore et je n’ai pas pu t’aider.

Tu sais, si je viens auprès de toi aujourd’hui c’est pour me réconcilier de nos disputes. Tu t’es débrouillée seule, tu t’es perdue dans les abîmes ; il est temps que je vienne te consoler. Rassure-toi, je suis devenue forte. J’ai affronté une à une chacune de tes peurs et je les ai vaincues. Je ne me cache plus, je ne chuchote plus dans le noir. Je ne te l’ai pas encore dit mais j’ai rassemblé tes bouts brisés et je les ai recollés. J’ai gardé ceux qui reflétaient la lumière, et j’ai soigneusement rangé les autres, pour que tu n’oublies jamais d’où tu viens, pour que tu gardes en mémoire que tes plus grandes forces ont la même source que tes blessures les plus profondes.

Aujourd’hui, je suis devenue une femme. Je suis là pour te parler de tous ces gens que j’ai rencontrés. Ils ont pris soin de moi et ils m’ont remplie d’amour. Ils ont pansé mes plaies, ils m’ont guidée pour que je puisse trouver mon chemin. Toi, tu as galéré mais moi, j’ai eu plus de chance que tous ceux que j’ai connus. J’ai fait de l’hélico, un vol en montgolfière, voyagé dans la brousse, traversé un pays en courant, survécu quand j’étais destinée a mourir, gagné une course, commencé la boxe…

Alors j’ai décidé que j’allais te raconter tout ça et je suis partie à ta recherche en espérant te croiser au détour d’un chemin. Je suis partie pour un grand voyage. Je ne pensais pas te trouver si vite, je n’étais même pas sûre de te rencontrer un jour ; je t’avais voué tant de haine que tu t’étais cachée profondément… seuls tes gémissements indiquaient que tu étais encore quelque part. Je ne pouvais plus les ignorer, alors je suis venue.

Maintenant que je suis auprès de toi, tu peux essuyer tes yeux humides et te relever. Je vais prendre soin de toi. Je vais te remplir d’amour et de bienveillance. Chaque acte de bonté dont je serai témoin, je vais te le donner jusqu’à ce que tu rayonnes comme un soleil et que tu puisses courir, joyeuse et libre comme les autres enfants. Plus rien ne viendra te heurter parce que je vais te protéger. Tu es fatiguée, alors viens te reposer. Je veille sur toi et je serai toujours à tes côtés. Si tu viens à te sentir triste, je serai là pour te consoler et jamais je ne t’abandonnerai.

Je t’en prie, sèche tes larmes, sors de ta cachette. Je vais te montrer les beautés de ce monde.

Tu es magnifique. Je t’aime.

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