Les chroniques du #FerARepasser

Lorsqu’un point Godwin suffit à mettre le journalisme à terre (et avec lui un homme) – une histoire de cochon, d’holocauste et de scandale médiatique.


Addendum: L’épilogue de cette histoire bien triste se lit tout en bas.


 

Jeudi 28 septembre, dans le cadre du débat au Parlement Suisse sur l’initiative FairFood, le député de Baden Jonas Fricker faisait une mention complétement déplacée de l’holocauste, comme il l’a lui même déclaré quelques minutes plus tard à la tribune.

L’Aargauer Zeitung raconte: “Sie kennen die Bilder, ja sogar die Dokumentarfilme aus Europa, die die unsägliche Massentierhaltung belegen – Transporte in den sicheren Tod”, sagte Grünen-Nationalrat Jonas Fricker in Bern. Er wollte auf die schlechten Zustände bei Tiertransporten aufmerksam machen. Als ich das letzte mal so eine Dokumentation von Transporten von Schweinen gesehen habe, sind mir unweigerlich die Bilder der Massendeportation nach Auschwitz aus dem Film “Schindlers Liste” hochgekommen.”

[Vous connaissez les images, les films documentaires d’Europe, qui attestent des indicibles élevages en masse d’animaux – des transports vers une mort certaine » disait le conseiller national vert Jonas Fricker à Berne. Il voulait attirer l’attention sur les conditions déplorables de transports d’animaux. « Lorsque j’ai vu la dernière fois un documentaire sur le transport des porcs, les images des déportations de masse vers Ausschwitz dans « la liste de Schindler » me sont revenues.]

Il se trouve que je connais personnellement Jonas Fricker, et qu’en aucun moment je ne peux le soupçonner d’une quelconque once d’antisémitisme ; c’est l’une des personnes les plus humanistes et attachées à l’être humain que je connaisse.

La Fédération Suisse des communautés israélites, dont il est proche de certains représentants, a d’ailleurs accepté ses excuses et a clos l’affaire sans délai.


 


Le scandale a néanmoins immédiatement démarré, sous l’impulsion de Ronald Rino Büchel, conseiller national UDC qui a sauté sur l’occasion, en caricaturant le propos de Fricker : « Aber ich war heute Morgen geschockt. Heute hat ein Redner gesagt, dass es die Tiere schlimmer hätten, als es damals die Menschen in Auschwitz gehabt hätten „ [J’étais choqué ce matin ; un parlementaire a dit que les animaux étaient dans une situation pire que celle des êtres humains à Auschwitz].

Reprise par la presse blochérienne, (Baslerzeitung), montée en épingle par un journaliste du Blick flairant le buzz, et alimentée par les déclarations ulcérées de quelques parlementaires de droite comme de gauche, la mèche allumée par l’UDC a mis le feu aux poudres.

Dans un contexte très émotif, la rumeur s’est alors répandue qu’un élu avait « comparé le transport de porcs à Auschwitz »

Quelques reprises plus tard, on parlait déjà de « dérapage antisémite ».

Pour terminer avec l’accusation finale infondée et gratuite par un  journaliste expérimenté de “détestation de l’être humain”.

Une rapide enquête auprès des proches de Jonas Fricker aurait permis d’éliminer l’accusation d’antisémitisme, et de comprendre que le parlementaire ne minimisait en rien les émotions qu’il ressentait vis-à-vis de l’holocauste, et au contraire les utilisait pour illustrer la force de celles ressenties devant certains documentaires sur les transports animaliers.

La force de l’effet « point Godwin » avait suffit à faire lâcher leur rigueur à des dizaines de journalistes professionnels, qui relaient et commentent l’accusation d’antisémitisme. On est passé à des réactions indignées de posture et à des procès d’intention, abandonnant le terrain de l’information ou de la critique.

Il est terrible de constater avec quelle facilité des parlementaires (souvent les mêmes qui ont un humanisme très limité dès qu’il s’agit d’arméniens, d’africains ou de réfugiés syriens) arrivent à lancer une chasse aux sorcièrex outrée, contre un parlementaire qui a déjà demandé des excuses pour ses dires totalement inadéquats.

A force de s’indigner dès que quelqu’un évoque la Shoah, on l’évacue du discours; en faisant comprendre à ceux qui se frottent au sujet que le thème est trop tabou pour être évoqué, même de manière différenciée (j’ai longument hésité à rédiger ce billet), la nouvelle génération n’entendra bientôt plus parler des horreurs de la deuxième guerre mondiale.

Dans son dernier article, le Blick se trompe lourdement sur l’absence de maîtrise historique et la sensibilité humaniste de Jonas Fricker ; mais il a probablement raison sur le fait que la prochaine génération aura perdu le lien émotionnel avec cette tragédie, si personne n’ose plus en parler par peur d’être lynché publiquement et sans procès.

J’espère que vous ne me réserverez pas ce sort. Je ne suis ni antisémite, ni antispéciste. J’ai juste un ami que je ne peux laisser sous ce traitement socio-médiatique indigne, injuste, inhumain et peu professionnel. Lorsque quelqu’un se bat depuis des années pour le respect humain, des animaux, et des générations futures, il a un droit à l’erreur, surtout lorsqu’il la concède immédiatement.

Même avec toute l’indignation du monde.

 


Epilogue (samedi 30 septembre 2018, 20h30)

La lâcheté indign(é)e des camarades politiques qui le connaissaient, la stratégie haineuse de quelques UDC et l’incompétences avide de quelques journalistes auront fait de cette erreur une tragédie humaine et politique. A voir si les responsables de ce lynchage assumeront aussi bien leur responsabilité que leur victime, même si elle n’était pas toute innocente.

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