Transiter vers la parentalité

La paternité au travail au cœur des contradictions

 

En Suisse, il semble que la conciliation de la paternité et du travail ne soit pas encore cause acquise même lorsqu’elle est annoncée publiquement par les entreprises. Les jeunes pères qui souhaitent s’affranchir des modèles traditionnels vivent des contradictions lorsqu’ils tentent de concrétiser les promesses d’un accès à une meilleure répartition des tâches familiales.

Voici un témoignage comme point de départ d’une réflexion sur la réalité vécue par de nombreux pères. Il est issu de l’enquête que j’ai menée en 2021 sur un échantillon de parents occupant des postes de cadres à Genève (Ammon, 2021).

 

Charles est père d’un enfant de 3 ans. Ce spécialiste en investissement, qui vient de rejoindre la banque qui l’emploie, doit faire ses preuves. Au fond de lui, il aimerait travailler à 80% pour passer davantage de temps avec son fils mais cela n’est ni possible ni compatible avec sa vie professionnelle. Aucune flexibilité ne lui est accordée au quotidien, le poste ne s’y prête pas alors que son entreprise affiche publiquement qu’elle soutient l’équilibre vie privée-vie professionnelle.

« Ça fait bien de dire qu’on peut accompagner les enfants à l’école le matin. Mais bon, j’ai l’impression que c’est plus pour les femmes que pour les hommes. Je pense que lorsque j’aurai mon évaluation, j’aurai du mal à placer que le matin j’arrive à 9h-9h30 parce que je dois accompagner mon enfant à la crèche. Moi je suis dans un rôle assez senior alors …voilà̀… on arrive plus tôt au boulot alors que les juniors, les assistants … ils arrivent un peu plus tard. Mon responsable est célibataire… ni femme ni enfant…bon alors on prend un peu avec des pincettes ce qu’on lui annonce parce que…parfois on ne se sent pas sur la même longueur d’onde.
Je me dis tous les jours que je suis en train de passer à coté́ d’une partie de la vie de mon fils, que j’aimerais passer plus de temps avec lui. »

 

Le décalage entre un idéal la réalité

Si les entreprises affichent publiquement leur soutien à la parentalité, la réalité quotidienne des collaborateurs est parfois éloignée de cet idéal. Pour comprendre les mécanismes de ce décalage, on peut analyser la culture d’entreprise au travers des théories de Jean-Daniel Reynaud, professeur en sociologie du travail, qui s’est intéressé à la régulation des systèmes de règles au sein des organisations (Reynaud, 1988).

 

Des règles qui répondent à des enjeux différents

Pour Reynaud, deux types de règles sont présentes dans les organisations et elles répondent à des enjeux différents.

Les premières, annoncées comme « officielles », sont formulées par la direction puis descendent vers la base. Promouvoir la parentalité est une règle explicite, communiquée par la banque dans notre exemple. Cette stratégie, fondée sur une « logique de coût et d’efficacité » répond à des enjeux de compétitivité de l’entreprise et elle s’adapte à des contraintes externes qui conditionnent son ranking. Ainsi, communiquer la possibilité d’articuler famille et travail, permet de recruter des talents, de diminuer le turn-over, de jouir de ressources humaines efficientes et finalement de garantir la survie de l’organisation.

Les secondes règles sont informelles et elles sont produites par les collaborateurs eux-mêmes. Dissociées des logiques économiques, elles répondent davantage à une « logique de sentiments » et à des besoins sociaux. Elles ne sont pas affichées officiellement mais elles sont présentes dans le langage, exprimant des notions rattachées au sens commun. On suppose que cela ne se fait pas j’ai l’impression que c’est plus pour les femmes que pour les hommes – et dans notre exemple, elles colportent un message contraire à celui annoncé officiellement par la banque quand elle annonce faciliter la vie des parents. Toutefois ces règles répondent à leur propre logique de régulation autonome en guidant des dynamiques de travail et de collaboration. Elles établissent un ordre social qui résulte de la voix commune d’un groupe et qui assure le fonctionnement quotidien de l’organisation. Par exemple, l’idée que les séniors arrivent avant les juniors participe à réguler des rapports managériaux qui sont garants d’efficacité pour les équipes. Elles traduisent ainsi des enjeux de domination au service de la rentabilité.

Pour les rapports de genre, on pourrait supposer que l’accès à la flexibilité, s’il n’est réservé qu’aux femmes, est un moyen de domination traditionnel qui prive les femmes de certaines fonctions managériales puisqu’on leur réserve les horaires qui ne sont pas compatibles avec certaines positions.

 

Des normes autoritaires

Ces règles autonomes traduisent également des valeurs culturelles selon lesquelles ce sont les hommes qui assurent le rôle de breadwinner et qu’ils n’ont pas le droit à la flexibilité puisqu’ils sont assignés à la sphère professionnelle, contrairement aux femmes qui sont d’emblée assignées aux tâches éducatives. C’est l’influence des statuts maîtres sexués qui dicte cette division genrée du travail comme l’attestent 80 % des couples parentaux suisses qui sont organisés selon un modèle traditionnel (Krüger et Levy, 2001, OFS, 2017). Ainsi l’organisation peut être vue comme un système ouvert qui intègre les normes de son environnement sociétal (Scott, Davis, 2007).

Il est intéressant de noter que bien que les régulations autonomes ne soient pas des régulations obligatoires et de contrôle, les collaborateurs ne se sentent pas toujours libres de les rejeter. L’instauration d’un climat régulé par des normes établies par les collaborateurs eux-mêmes est tout aussi autoritaire que des règles officielles. S’écarter de ces normes sociales peut exposer à des risques pour l’organisation du travail, la promotion de carrière ou le salaire.

 

Les pères sont ils libres de choisir leur organisation?

Par conséquent, on perçoit bien dans notre exemple, les contradictions dans lesquelles les pères peuvent se retrouver. Séduits par une communication positive sur la conciliation du travail et de la famille, ils sont également animés par leurs rôles parentaux, réveillés par les injonctions faites aux « nouveaux pères ». Mais alors, sont-ils vraiment libres de leur organisation familiale ? En réalité, non. Ils intègrent, souvent malgré eux, les normes de l’organisation pour laquelle ils travaillent, ce qui n’est pas un choix libre s’ils veulent maintenir leur place, trouver un équilibre social et réaliser leurs objectifs de carrière.

L’exemple de ce jeune père reflète la complexité de la culture d’entreprise : un système dans lequel se côtoient différents types de règles pour répondre à des enjeux qui sont parfois contradictoires. Bien que les organisations soient un lieu de valeurs communes, elles sont également un lieu de contestation ou de conflits multiples. Le tout représentant un système imparfait, qui s’équilibre sur des réalités finalement assez éloignées de l’image idéalisée de la paternité au travail.

 

 

Ammon-Chansel, L. (2021). https://www.bloomcoblog.com/post/travail-et-agencement-des-rôles-familiaux-une-enquête-qualitative-sur-la-transition-à-la-parentalité

Krüger, H., Levy, R., (2001). Linking life courses, work, and the family: Theorizing a not so visible nexus between women and men. Canadian Journal of Sociology / Cahiers Canadiens De Sociologie, 26(2), 145. doi:10.2307/3341676

Office fédéral de la statistique. (2017). Les familles en Suisse.

Reynaud, J-D. (1988). Régulation de contrôle et régulation. Revue française de sociologie, Vol. 29, No. 1 : pp. 5-18.

Scott, W-R., Davis, G-F. (2007). Organizations and Organizing. Rational, Natural, and Open System Perspectives. 9th Edition, Prentice-Hall, Englewood Cliffs, 35-39.

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