La famille n’est pas qu’une question privée

La famille constitue une pierre d’achoppement pour la plupart des théories politiques, et notamment pour la tradition libérale, qui préfère penser le rapport entre les individus et l’Etat. Pourtant, considérer la société sous cet angle voile une difficulté majeure : les “individus” dont il est question ne désignent en réalité qu’une partie de la population, à l’exclusion, entre autres, des personnes qui ont la responsabilité principale du travail non rémunéré au sein de la famille.

En 1989 déjà, Susan Moller Okin relève ce problème et souligne la nécessité de prendre en compte la famille en philosophie politique.[1] Son argument se construit comme une critique interne du libéralisme et il repose sur deux affirmations centrales : (1) le sentiment de justice, nécessaire à la formation d’une société démocratique juste, s’apprend au sein de la famille et (2) seule une prise en compte de la famille permet d’atteindre l’égalité entre hommes et femmes à laquelle la philosophie libérale prétend. En d’autres termes, pour être juste, une société démocratique doit reposer sur un modèle familial juste.

Deux effets positifs résultent d’une égale répartition des tâches dans la famille : les activités domestiques cessent d’être dénigrées (élever un enfant devient un bien socialement valorisé au même titre que faire carrière) et les femmes sortent du cycle de l’inégalité (le fait qu’elles se consacrent principalement au travail non rémunéré au sein de la famille induit une inégalité salariale et, en retour, cette inégalité salariale les incite à se consacrer principalement au travail domestique). De plus, une répartition équitable entre vie familiale et professionnelle représente un gain pour les hommes comme pour les femmes, puisque ce n’est qu’à cette condition « que les membres des deux sexes seront capables de développer une personnalité humaine plus complète »[2].

Or pour que l’équité au sein de la famille devienne effective, l’égalité juridique ne suffit pas. Pour que les femmes aient réellement le même accès que les hommes au marché du travail selon le principe de l’égalité des chances et pour que les hommes puissent assumer une part égale dans la gestion familiale, il est nécessaire de considérer les membres de la société non plus comme des individus isolés et indépendants, mais comme des êtres humains à part entière, qui assument potentiellement, en plus de leur activité professionnelle, d’autres responsabilités fondamentales, comme celle d’élever un enfant qui deviendra un jour citoyen.

 

[1] Susan Moller Okin, Justice, genre et famille, traduction de Ludivine Thiaw-Po-Une, Paris, Flammarion, 2008 (1989).

[2] Okin, Ibid., p. 233.

Justine Roulin

Justine Roulin est doctorante en philosophie à l’Université de Lausanne. Elle s’intéresse en particulier à l’éthique et à la philosophie politique, aussi bien dans une optique contemporaine qu’historique. Ses recherches portent sur l’évolution des discours philosophiques concernant les relations d’autorité et de domination au sein de la famille au XVIIe et XVIIIe siècle.

6 réponses à “La famille n’est pas qu’une question privée

  1. « Le fait que les femmes se consacrent principalement au travail non rémunéré au sein de la famille induit une inégalité salariale », mais en retour cela ne les inciterait pas plutôt à quitter le « travail domestique » en faveur d’une activité professionnelle rémunérée ?..

    La répartition des tâches m’apparaît heureuse, je la souhaite possible déjà indépendamment de la notion de justice. Et si je comprends bien, en rapport de ce que vous exposez, l’épouse pourrait toucher un salaire qui permettrait de reconnaître son « travail domestique » à sa juste valeur face à un « vrai travail ». Mais qui pourrait verser ce salaire ? L’Etat ?.. Celui-ci nous possède déjà dès notre majorité administrative, est-ce qu’on va lui vendre nos enfants dès leur naissance ? Si cette solution devait être effective un jour, je souhaiterais alors que le temps d’aimer l’enfant ne soit pas comptabilisé dans le « travail domestique », pour raison de cœur. De plus, étant donné qu’aimer prend une part importante dans le cahier des charges, il y aurait moins à craindre de porter un coup fatal aux caisses de l’Etat…

    1. Je vous remercie de votre réaction.
      En ce qui concerne le premier aspect, je pense que l’inégalité salariale qui touche les femmes les incitent, elles plus souvent que leur conjoint, à réduire ou à cesser leur activité professionnelle pour se consacrer à leur famille lors de l’arrivée d’un enfant. Je ne condamne pas ce choix, bien au contraire. Mais je pense que la société doit offrir les meilleures conditions possibles pour en faire, dans la majorité des cas, un choix pleinement libre (dicté par un intérêt authentique de s’occuper à plein-temps ou majoritairement de son enfant), et non un choix par défaut.

      Ensuite, salarier le travail domestique est une solution parmi d’autres pour qu’il soit reconnu. Il y en a peut-être de meilleures et de plus faciles à mettre en place. Mon propos va d’ailleurs plutôt dans le sens d’un meilleur partage de ce travail par l’ensemble des membres de la société. Néanmoins, contrairement à vous, je ne pense pas que salarier le travail domestique représente une menace pour l’amour prodigué au sein de la famille. Il ne s’agit pas de quantifier l’amour, mais au contraire d’offrir les conditions matérielles favorables à son épanouissement.

      1. Oui, le travail domestique rémunéré n’aurait aucune influence sur le plan affectif, mais serait un soutien financier permettant une meilleure viabilité de la famille, et peut-être réhabiliter l’image heureuse et perdue de la « Maîtresse de maison ». Mais là il est certainement plus sage que je me taise afin de ne pas créer de malentendus, et ne me permettrai que de mentionner le lien menant à un blog de Madame Suzette Sandoz qui, à mon avis, s’accorde très positivement à votre article. Donc, pour celles et ceux qui l’auraient manqué (car les annonces de parution sont parfois brèves) :

        https://blogs.letemps.ch/suzette-sandoz/2019/06/13/la-valeur-inestimable-du-travail-domestique-gratuit/

  2. “Le sentiment de justice, nécessaire à la formation d’une société démocratique juste, s’apprend au sein de la famille”

    J’ai un problème avec ce genre d’assertions. Disons, pour commencer, que ce n’est pas faux, et qu’effectivement, pas mal de comportements, au-delà du strict sentiment de justice, s’apprennent dans la famille en premier lieu.

    Mais c’est aussi avec la confrontation entre noyau familial et environnement social que s’affinent réellement des concepts tels que le “sentiment” de justice.

    Ma crainte, quand on monte en épingle la famille comme lieu d’apprentissage de “vertus” morales, et que cela peut légitimer socialement un enfermement des enfants dans des philosophies de vie qu’ils ne partagent pas avec leur parents.

    Et derrière cette assertion simple se cachent des réalités beaucoup moins roses. Quand il s’agit de “dérives sectaires”, les pouvoirs publics ont tendance à les dénoncer. Quand il s’agit de conflits familiaux, cela devient très vite des “troubles psychiques”, qui peuvent constituer une réification conduisant à la violence sanctionnée par les autorités publics contre les enfants. Et quand les autorités publiques n’interviennent pas, cela peut donner l’illusion que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, alors qu’en fait la société renonce, au profit d’une cohérence idéologique intra-familliale, à confronter les visions morales des différentes familles et cultures constituant la société. Ce qui peut déboucher plus tard, dans le pire des cas, sur des discours de “haine” à l’égard d’autres parties de la société.

    Bref, j’ai du mal à confier à la famille la légitimité de la formation morale des individus. À plusieurs titres.

    1. Merci de votre message.
      Je suis d’accord avec ce que vous dites des « réalités » familiales. C’est d’ailleurs ce que dénonce Okin sous l’expression du « mythe de la famille », mythe qui consiste à voir la famille comme un lieu d’harmonie et de paix, où les intérêts des uns et des autres convergent toujours. C’est contre cette vision idéalisée de la famille qu’elle se bat et c’est pour cette raison qu’elle soutient que la justice doit franchir le seuil de la famille et s’appliquer aussi à l’intérieur du foyer.
      Souligner le fait que « le sentiment de justice s’apprend au sein de la famille » lui permet de souligner cette nécessité, contre l’idée que la famille représente une sphère privée hermétique. Il me semble donc que votre commentaire va dans le même sens.

      1. “Souligner le fait que « le sentiment de justice s’apprend au sein de la famille » lui permet de souligner cette nécessité, contre l’idée que la famille représente une sphère privée hermétique.”

        Oui. Je le comprends bien. Maintenant, l’Etat peut être un bien piètre tuteur en matière de morale… Pour certains, c’est parfois de Charybde en Scylla.

        “Il me semble donc que votre commentaire va dans le même sens.”

        Effectivement. C’est essentiellement une question de tournure: j’ai l’impression que Okin est “accomodationiste” dans le sens où il s’agit de présenter une trame narrative compatible avec un discours pro-famille-hermétique pour ensuite en faire une critique immanente.

        Certaines personnes, comme moi, peuvent être d’accord avec les conclusions d’Okin sans pour autant en avaliser les prémisses de but en blanc. C’est ce que je voulais exprimer.

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