Une Suisse en mouvement

5 choix pour l’après coronavirus

La discussion sur le monde de l’après-Corona va bientôt occuper toutes nos discussions. Si la situation d’urgence s’éloigne véritablement, la lente sortie de crise nous placera face à certains choix individuels, familiaux, sociétaux. J’insiste sur le mot de « choix » pour bien souligner le contraste avec un certain discours qui voudrait faire croire que ce monde post-corona va s’imposer à nous, comme tombé du ciel. A l’inverse, ce monde correspondra à ce que nous déciderons. C’est vrai pour chacun d’entre nous dans la façon de voir nos existences (et de peut-être changer quelques priorités), d’organiser la vie familiale (et de peut-être changer quelques répartitions) mais également de concevoir la société. 

Je liste ici 5 choix importants pour cette société à façonner ensemble – 5 choix de crise qui impacteront la société future. 

1. De quel Etat sauveteur rêvons-nous?

L’Etat (re)distribue les ressources que nous mettons dans un pot commun. Pour simplifier, nous payons taxes et impôts sur la création de richesses, nous décidons démocratiquement comment répartir ce pot, et l’Etat assure la mise en œuvre. En cas de crise, la deuxième étape passe à la trappe et l’Etat – ici le Conseil fédéral – doit réaliser un choix de répartition et modifier les règles de fonctionnement des échanges économiques. « Modifier », le mot est important, il permet de rappeler que le marché “libre” n’existe jamais. Un marché repose toujours sur un ensemble de règles qui cadre son fonctionnement. Dans certains cas limites, ces règles doivent parfois être modifiées en urgence. La Suisse connaît bien ces cas limites : Swissair (faillite d’une entreprise symbolique), la crise des grandes banques (le fameux « too big to fail ») et maintenant le COVID. Le « too many too fail ». 

Dans cette situation, le Conseil fédéral, M. Parmelin en tête, doit répondre à une question de justice économique. La question concerne la crise immédiate, mais elle va peser sur plusieurs années. Premièrement, qui doit être soutenu et pourquoi ? Je vois au moins trois pistes. Une réponse basée sur le mérite et les actions passées : seront aidés toutes les entreprises et indépendants qui ont contribué à la création de richesses ou qui ont cotisé aux assurances sociales. Les critères possibles sont nombreux : durée de cotisation, durée d’existence de l’entreprise, chiffre d’affaire, autres types de critères cherchant à mesurer l’impact sociétal de l’entreprise. A noter que les startup tentent de plaider leur cause en utilisant ce critère de contribution mais en le projetant dans le futur: “Aidez-nous, car nous pourrons contribuer demain”. 

Une réponse basée sur le besoin : seront aidés tous ceux qui en ont un besoin vital, défini par exemple par la capacité à survivre pour l’entreprise (éviter la faillite) ou mener une vie digne pour les indépendants. Nous serions ici dans une logique de filet social de dernier recours, renforcé pour répondre à des demandes démultipliées. Au niveau individuel, c’est le principe que semblent mettre en avant les promoteurs du Revenu de Base Inconditionnel (RBI). 

La troisième option prend une approche plus pragmatique, directement axée sur la prévention d’une catastrophe encore plus grande. C’était la rhétorique à l’oeuvre au moment du sauvetage des grandes banques présentant des « risques systémiques ». Sauf que dans cette actuelle, les bénéficiaire potentiels d’une aide étaient clairs. Dans le cas du coronavirus, l’ampleur de la crise amène chaque entreprise du pays à être un bénéficiaire potentiel. Comment choisir ? Peut-être qu’il semble possible d’avancer par la négative: en sauvant tous ceux dont la chute provoquerait une crise plus importante. L’approche semble biaisée envers les plus grands acteurs car aucune PME, prise pour elle-même, ne provoquerait un séisme en disparaissant. 

Le choix effectué durant la crise actuelle aura des répercussions sérieuses sur les crises futures en créant un précédant, sur les finances publiques et les arbitrages à faire au cours des années à venir, mais plus généralement sur la manière dont le système de soutien économique et d’aide sociale sera modifié. Pour un Etat qui se vante sans cesse d’être libéral, il serait temps de préciser les conditions d’aide que peuvent obtenir entreprises et individus dans une situation de crise. En lieu en place d’un RBI encore trop coûteux, nous pourrions profiter de la crise pour parler d’un RBC – un revenu de base conditionnel, pour les entreprises comme pour les individus. A quelles conditions souhaitons-nous collectivement aider ceux qui ont en besoin ? Ou quand le coronavirus nous permet d’actualiser nos réflexions sur l’Etat social et économique. 

 

2. A quand le retour de la politique?

De manière très générale, chercher et choisir les bonnes réponses à la crise procède d’une logique où l’on tente de définir les conséquences de nos choix, de les évaluer en positif et négatif, puis de choisir l’option qui permet d’atteindre le plus de positif. Cette approche “conséquentialiste” est très intuitive mais elle souffre d’un problème difficile à résoudre : le syndrome du grand calcul. Les conséquences d’une crise comme le coronavirus sont abyssales, mais surtout, elles échappent à notre connaissance. Il est impossible d’identifier et d’évaluer toutes les conséquences des choix politiques et sanitaires effectués. Et pourtant, c’est ce dont nous aurions besoin pour justifier nos décisions.

C’est pour répondre à cette difficulté que la politique doit reprendre ses droits. Le défi principal porte sur la question de savoir qui et quels types de conséquences devraient être prises en compte. Sans action politique concertée, chaque secteur, chaque groupe d’intérêt, chaque entreprise tente de tirer la couverture à soi et de “placer” ses conséquences négatives dans le grand calcul. Une forme de loi du plus fort s’impose, ce d’autant plus que les mécanismes de protection habituels (par ex. contre le lobbying) sont dépassés par la crise. 

La politique doit s’imposer comme le lieu de ce grand calcul. Les élu-es aux échelons communal, cantonal et fédéral doivent mettre en place les conditions de ce calcul. Leur mission consiste à assurer une certaine équité dans la prise en compte des conséquences. Les acteurs les plus puissants ne doivent pas être les seuls à être pris en compte, tous doivent avoir voix au chapitre.

Dans ce grand calcul, les conséquences sanitaires et économiques sont les plus saillantes. Mais pour beaucoup d’acteurs, ce grand marché de la conséquence porte également sur une question de statut social et de reconnaissance. Reconnaître l’impact qu’a la crise sur certaines professions et certains secteurs économiques se joue maintenant mais déploiera un effet à long-terme sur la manière dont la société fonctionne et s’organise. A condition que nous fassions le choix politique de réajuster l’importance reconnue à certaines activités professionnelles.  

 

3. Où s’arrête la solidarité ?

On oppose souvent la liberté et la sécurité. Plus de sécurité ferait baisser la liberté et inversement. Une autre opposition structure nos débats autour du coronavirus: liberté vs. solidarité. Entre ces deux oppositions, la figure du danger est très différente. Pour le couple liberté vs. sécurité, la figure du terroriste s’impose à nous. Une personne dangereuse qui veut détruire une société. Il faut alors la surveiller et, le moment venu, la neutraliser. 

Pour le corona, la figure du danger est tout autre: les petits-enfants pour leurs grands-parents. Chacun d’entre nous peut être un danger potentiel direct pour ses proches et pour soi, mais également de manière indirecte en utilisant les ressources limitées du système de santé. Mon hospitalisation peut alors conduire à nuire à une personne que je ne connais pas du tout et dont j’ignore l’identité. Pour exprimer ce danger potentiel et appeler les gens à prendre leurs responsabilités, nous utilisons l’idée de “solidarité”. Mais ce n’est pas la solidarité comme appel au don, c’est la solidarité comme limite à la liberté. Pour paraphraser le célèbre dicton, ma liberté semble s’arrêter là où commencent les ennuis de santé des autres. 

Mais cette “solidarité” comme limite à ma liberté pose elle-aussi des questions redoutables. En voici deux pour la phase de déconfinement et le monde post-coronavirus. D’une part, comment gérer les prises de risques volontaires où des personnes acceptent d’être un risque les uns pour les autres ? Je pense bien sûr aux familles où le quasi-confinement face au risque sanitaire s’accompagne d’autres problèmes de solitude ou d’isolement. Si le confinement des personnes à risques se poursuit, les familles vont-elles décider de redéfinir les limites de cette solidarité et prendre le risque d’un contact entre enfants et grands-parents par exemple ? Et si oui, leur fera-t-on porter la responsabilité pour ce choix, notamment en terme de remboursement des soins ? La discussion qui porte sur les amateurs de sport extrême, les fumeurs, les buveurs – tous ceux qui mènent une vie “non-saine” – s’invitera-t-elle dans les débats familiaux entre personnes à risques et personnes “normales” ?

D’autre part, la société dans son entier doit se poser la question des limites de cette solidarité. Sur le plan sanitaire, nous sommes potentiellement tous des menaces les uns pour les autres. Souhaite-on une société où la solidarité justifie une séparation physique quasi permanente ? Peut-on imaginer que le déconfinement prévoie des horaires alternés d’utilisation des transports publics/des magasins sur la base de l’âge ? Quelle prise de risques sommes-nous prêts à accepter pour vivre ensemble, c’est-à-dire non-séparés par des barrières physiques ?

 

4. Souhaitons-nous plus de verticalité ?

Ce retour du politique porte également sur les rapports entre les pouvoirs exécutif et législatif. Lorsqu’il justifie son ambition de siéger rapidement, le Parlement suisse (ses membres les plus actifs en tous les cas) se positionne comme une instance de contrôle des décisions de l’exécutif. Le Parlement cède le plus brièvement possible ses prérogatives à l’exécutif afin que celui-ci assure la coordination nécessaire. Mais ces prérogatives s’appellent “retour”. Soyons heureux de vivre dans un pays où personne ne doute que l’exécutif “rendra” ses pleins pouvoirs très rapidement. D’autres voisins – européens ! – ont moins de chance. 

Outre ce rapport horizontal entre les pouvoirs, la question des rapports verticaux est presque plus cruciale pour l’après-crise. Durant cette période, le fédéralisme est profondément bouleversé, principalement sur la question de l’initiative politique. Le “quand” et le “comment agir” viennent de Berne, les cantons mettent en oeuvre avec une marge de manoeuvre très restreinte. Cette capacité de mettre en oeuvre assure aux cantons d’être consultés et écoutés par Berne. Alain Berset ne peut pas envoyer des employés de la Confédération faire le travail dans les cantons. La stratégie de visite dans les cantons les plus touchés qui semble être à l’agenda du Conseil fédéral répond exactement de cette logique confédérale. 

Néanmoins, cette compétence de prendre l’initiative et le simple “fait accompli” de voir Berne coordonner et décider pour tous pourrait laisser des traces. Pour nous tous, c’est l’occasion de se questionner sur ce fédéralisme tant vanté, ses limites et ses mérites. Une fois passée la crise sanitaire, la question de la solidarité confédérale, sonnante et trébuchante, se posera assurément. Quel sera l’impact du virus sur le mécanisme de péréquation intercantonale ? 

La question est loin d’être limitée à la Suisse. Toutes les organisations politiques à plusieurs niveaux sont confrontés aux mêmes défis: Etats-Unis, Allemagne et bien sûr l’Union européenne. Pour cette dernière, le défi est majeur. La Commission, notamment sa présidente Von der Leyen, tente de prendre l’initiative politique mais les Etats-membres lui la disputent pied à pied. Il apparait encore une fois que les instances européennes n’ont que les compétences et les pouvoirs que les Etats-membres veulent bien lui conférer. De même pour les mécanismes de solidarité: la Commission européenne met en oeuvre ce que les Etats sont prêts à s’accorder mutuellement. Pour les citoyens européens, la même question se pose qu’aux Suisses: quelles relations verticales voulons-nous et quels mécanismes de solidarité sommes-nous prêts à mettre en oeuvre ?

 

5. Quelle mondialisation post-COVID?

La crise globale du coronavirus nous confronte une fois de plus à la réalité des échanges internationaux. Les marchandises, les personnes, les idées mais également les maladies se déplacent sans prendre garde aux frontières nationales. Cette crise nous repose les questions fondamentales quant à la gouvernance de ces échanges et à leur nécessaire coordination à l’échelle du monde.

Oeuvrer de concert nous rend plus forts et plus à même d’améliorer le sort des plus vulnérables, mais cette interdépendance complique le recours à certaines politiques unilatérales. Les conflits bilatéraux autour des marchandises bloquées à la frontière, des rapatriements de personnes mais également du narratif général utilisé pour raconter la crise (le “virus chinois” vs. “COVID-19”) sont des symptômes des tentatives de réponse nationale. 

Face à ces risques, nous devrions faire le choix d’instances internationales fortes pour répondre à des crises de ce type. L’OMS et les autres instances internationales devraient pouvoir jouer un rôle de coordination générale dans la réponse apportée à la crise. Mais ces compétences renforcées ne devraient pas tomber du ciel ; elles devraient être le résultat d’une délégation de compétences démocratique, accompagnée d’un véritable contrôle démocratique. 

Cette même logique de coordination internationale sera au coeur des discussions post-corona. Comment prévenir la prochaine crise sanitaire ? Comment intégrer dans la réflexion sanitaire les composantes liées aux pratiques agricoles, environnementales ou plus généralement sociales qui augmentent les chances de voir surgir ces pandémies et qui fragilisent la résilience des sociétés ? En parallèle, nous pouvons mener une discussion sur les secteurs stratégiques où nous souhaitons, en tant que pays ou alliance de pays, renoncer à l’interdépendance pour assurer un approvisionnement indigène. Le post-corona nous impose une réflexion sur les modalités des échanges futurs, tant sur les principes à respecter que sur les institutions qui seront le lieu des débats autour de ces principes. La Suisse, via Genève, a une carte majeure à jouer ici. L’après-corona se dessine en grande partie chez nous. 

 

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