Une Suisse en mouvement

La Suisse, caisse enregistreuse magnifique, ou comment la Suisse a accepté d’adapter la loi sur les armes

Ce dimanche 19 mai, les citoyennes et citoyens suisses ont accepté d’adapter la loi sur les armes au titre de reprise de l’évolution du droit de l’acquis « Schengen ». S’il faut se réjouir de cette décision, la votation illustre la passivité et la dépendance de la Suisse face à l’Union européenne. En attendant l’accord-cadre, 4 thèses pour poursuivre les débats.

  1. Face à l’acquis Schengen, la Suisse est une caisse d’enregistrement.

La majorité a accepté la révision, mais il serait faux d’y voir une question de politique des armes. Opposants et promoteurs de la révision ont tenté d’en faire une question de taille (du magasin), mais la question est bel et bien une question de politique européenne. La campagne d’affichage du « oui » avec les dominos qui menaçaient de tomber si le non l’emportait aujourd’hui résumait mieux l’enjeu : les Suisses n’avait pas de vrai choix ce dimanche 19 mai.

La Suisse s’est engagée à accepter les règles existantes au moment de la ratification et à reprendre, en principe, les évolutions du droit du régime de Schengen. Le point sensible se trouve dans la spécification du terme « en principe ». Dans son message de 2004 sur les Bilatérales II, le Conseil fédéral notait que « la Suisse conserve toute son autonomie de décision: elle décidera en toute indépendance si elle souhaite ou non reprendre un nouveau développement de l’acquis de Schengen et de Dublin »[1].

Le Conseil fédéral se garde bien d’expliciter dans toute sa clarté que la Suisse n’a aucun droit de participer à la co-décision[2]. En tant qu’associée, la Suisse a le droit d’être informée, d’être consultée et de participer à l’élaboration des nouvelles normes (decision-shaping). Elle ne peut ensuite participer au vote (decision-taking). Même la phase de decision shaping est institutionnellement faible. Dans cette catégorie de participation à l’élaboration de la norme, les Etat membres de l’UE ne sont pas obligés de tenir compte de l’avis exprimé par la Suisse. Cet avis peut ainsi simplement rester lettre morte. Cette faiblesse structurelle n’empêche pas de belles réussites en matière de négociation, mais elle rend le tout très compliqué.

  1. La loi sur les armes n’est pas une exception, loin de là.

La Suisse a certes le droit – « en principe » – de refuser une évolution du droit européen. Dans le cas du régime de Schengen, une telle décision a pour conséquence que l’accord cesse d’être applicable dans un délai de 3 mois, à moins que le comité mixte (organe politique de résolution des conflits composé de représentants des deux parties) n’adopte une autre position. Un chiffre illustre à merveille cet état de passivité. Depuis l’entrée en vigueur de l’accord de Schengen, la Suisse a adapté son droit suite à un changement de droit européen à 250 reprises[3]. Parmi ces développements, 36 portaient sur des normes dont la reprise exigeait l’approbation du Parlement. « En principe » toutefois, la Suisse était libre de ne pas reprendre ces évolutions. La campagne autour de la loi sur les armes a montré à quelles discussions pouvait mener ces deux petits mots.

Et si ce type de campagne et de votation devenait la règle de la nouvelle politique européenne suisse ? Les régimes de Schengen et de Dublin sont les plus clairement marqués par cette dépendance et cette passivité. De manière générale, la Suisse cherche à se trouver une place qui serait entre celle d’un Etat tiers et celle d’un Etat membre. Le concept de « reprise autonome » du droit européen dans le droit suisse illustre cette approche. La Suisse est prête à modifier ses propres lois (« reprise ») sans qu’aucune demande spécifique n’ait été formulée par l’UE et de manière « libre » et « volontaire » (« autonome »), le tout pour tenter de garantir le meilleur accès possible aux débouchés économiques que représente l’UE.

  1. La Suisse est pragmatique, mais c’est insuffisant.

Cette « reprise autonome », et avec elle toute la logique de passivité, de dépendance et de « caisse enregistreuse », ne devrait-elle pas être considérée comme un exemple du pragmatisme intelligent dont font preuve les Suisses ? Sommes-nous pragmatiques et malins ou contraints par une dépendance de fait et dans l’incapacité de faire valoir nos intérêts ?

La Suisse a toujours su défendre ses intérêts avec pragmatisme en jouant habilement des rapports de force et de dépendance. Comme le montre l’excellente formule de Joëlle Kuntz (son livre s’intitule “La Suisse ou le génie de la dépendance”), la Suisse a développé son génie de la dépendance. Selon la thèse de l’auteure, la Suisse a toujours su exploiter à son avantage les contraintes extérieures qui pesaient sur elle, profitant avec un certain bonheur des situations que d’autres créaient pour elle.

Cette lecture positive tenter de donner sens, ou de compléter, la relation de dépendance de la Suisse. La Suisse est dépendante sur un plan économique, sur un plan sécuritaire et sur le plan de la gestion commune des défis partagés, à l’exemple des défis de l’asile, du numérique ou de changement climatique. Cette dépendance profonde n’est pas métaphysique ou idéologique. Elle relève du domaine des faits que personne ne conteste, même si bon nombre d’acteurs politiques essayent de les passer sous silence. Reconnaître cette dépendance profonde ne signifie pas nier que l’UE a également un intérêt à entretenir de bonnes relations avec la Suisse. La Suisse est un partenaire économique important et l’UE ne manque jamais de souligner les valeurs communes entre les deux partenaires.

  1. Nous avons besoin de nouveaux mots – l’accord-cadre sera une bataille de « framing ».

Passivité et dépendance, le constat pourra être accepté. Mais quelle est l’alternative pour la politique européenne suisse ? L’ancien secrétaire d’Etat Jakob Kellenberger n’a-t-il pas raison de dénoncer que tous les concepts intermédiaires, comme celui d’association, entretiennent une illusion de « la juste proximité et de la juste distance »[4] ? Ne sommes-nous pas dans le meilleur des mondes possibles ?

Le NOMES, presque seul contre tous, continue de rappeler les Suisses à cette banale vérité : tant que nous ne sommes pas membres de l’UE, nous serons passifs et dépendants. Il faudrait que ce point forme la base de toutes nos réflexions de politique européenne. Une sorte de “reality-check” à ressortir à chaque débat. Que l’on trouve l’adhésion positive ou pas, plaider pour une Suisse membre de l’UE reste inaudible en 2019. Un quart de siècle de travail de fond des forces nationalistes-conservatrices a profondément modifié le “framing” de la discussion européenne. Dans ces conditions, la stratégie de la confrontation ne fait que durcir les camps.

Pour préparer le débat à venir sur l’accord-cadre, nous avons besoin de déplacer les lignes. Nous devons détourner la question de l’adhésion (et de son pendant négatif, le « Diktat » de Bruxelles) pour porter tous nos efforts sur la promotion des intérêts suisses en partenariat avec une UE multiple. Transformant autant que faire se peut des rapports passifs et dépendants, nous avons les moyens de chercher une relation active et flexible avec l’UE. Active car elle place en première ligne la défense des intérêts suisses. Il ne s’agit plus de défendre une compétence vidée de sa substance pour se donner l’illusion d’un choix indépendant, mais plutôt de défendre ses intérêts en se donnant les moyens de procédures solides. Les règles pour aborder les différends dans l’interprétation des accords sont un premier pas dans la bonne direction. Flexible car elle prend acte de la réalité européenne. La Suisse ne cherche plus l’approche monolithique (systématiquement liée à l’idée d’un super-Etat européen), mais une approche capable de rendre justice aux différentes sphères d’intégration de l’UE et à leur diversité d’acteurs politiques. Cerise sur le gâteau, ce déplacement réthorique en matière de “framing” va permettre de faire apparaitre que la Suisse et l’UE ont de nombreuses et importantes missions communes: défendre ensemble un certain modèle de société pour répondre aux grands défis de notre temps.

Pour aller plus loin : voir la publication foraus « La Suisse et l’Union européenne : pour une association active et flexible », 2016, J. Rochel

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[1] Message du 1er octobre 2004 relatif à l’approbation des accords bilatéraux entre la Suisse et l’Union européenne, y compris les actes législatifs relatifs à la transposition des accords («accords bilatéraux II»), p. 5749

[2] Jakob Kellenberger rappelle avec intérêt que cette co-décision, exercée à égalité avec tous les autres membres, a longtemps été l’argument clef pour justifier l’objectif d’adhésion à l’UE : « agir à l’échelon où se prendraient les décisions décisives pour l’avenir du continent. » Jakob Kellenberer, Nos priorités face à l’Union européenne, in Le Temps, 16 octobre 2014.

[3] Chiffre en date du 28 mars 2019. Sources : https://www.bj.admin.ch/dam/data/bj/sicherheit/schengen-dublin/uebersichten/weiterentwicklungen-schengen-f.pdf

[4] Jakob Kellenberger, Wo liegt die Schweiz? Gedanken zum Verhältnis CH-EU, Verlag NZZ, 2014, p. 65

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