Une Suisse en mouvement

La dangereuse tentation du mauvais messie

Dans un silence religieux, tous attendaient la venue du messie. Incarné en terre helvétique par le collège des 7 sages, ce messie devait apporter la solution au défi du 9 février. On espérait – au moins ! – qu'il transforme l'eau en vin. Une année de travail et de consultations pour donner forme à la volonté populaire, la cérémonie promettait d’être belle. Mais la communion a tourné court, les officiants n’ayant finalement aucune solution tangible à présenter. Comme un public déçu le soir d’une première, les commentateurs et les partis politiques ont sorti leurs griffes et leur air blessé. Ils ont hurlé au manque de leadership. Le messie venait d’être assassiné et trainé dans la boue.

Mais ce procès en manque de leadership manque sa cible et offre une lecture tronquée des responsabilités politiques. Il traduit une focalisation trop confortable sur un exécutif dénué dans une situation de dilemme. En acceptant l’initiative du 9 février, la majorité du peuple suisse a pris une décision en contradiction avec ses engagements précédents – c’est donc à lui d’arbitrer les injonctions incompatibles qu’il impose à l’exécutif.

Il n’est pas nécessaire de traiter ici des faiblesses structurelles du Conseil fédéral, représentées à la fois par la présidence tournante (prévenant toute velléité de leadership intra Conseil fédéral) et le manque de coordination du DFAE en matière de relations internationales (laissant Doris Leuthard avancer seule sa politique étrangère de l’électricité et relançant la Cour de l'AELE). Dans le cas qui nous occupe, la difficulté du Conseil fédéral se trouve dans la légitimité qu’il peut revendiquer pour régler le conflit entre deux demandes que le peuple lui soumet. D’une part, le Conseil fédéral doit respecter les engagements internationaux et se présenter comme un partenaire fiable envers ses voisins européens. L’accord de libre circulation des personnes a été ratifié et confirmé à plusieurs reprises, il est toujours en force et il doit donc être respecté. D’autre part, le peuple ordonne de mettre en place des contingents et la préférence nationale, objectifs clairement incompatibles avec l’accord de libre circulation. Les citoyens ne peuvent plaider l'innocence. Ils ont placé volontairement la Suisse dans ce dilemme. Pris dans cet étau où d’autres l’ont coincé, le Conseil fédéral n’a aucune possibilité de jouer le messie tant espéré. Le Conseil fédéral est l’organe exécutif de notre système politique : il ne peut pas résoudre un arbitrage entre deux expressions contradictoires de la volonté populaire. A défaut d'être "décevantes", les propositions de changement de la loi sur les étrangers présentées la semaine passée ne sont que l’expression de cette légitimité restreinte du Conseil fédéral.

Certains aimeraient voir un Conseil fédéral plus « fort » et « courageux ». Derrière cet appel se cache parfois la nostalgie d’un exécutif puissant et porteur de l’onction du suffrage universel. Le Conseil fédéral devrait être une forme de président, le rêve à la française d'une providence présidentielle. Mais le système politique suisse prévient à dessein un Conseil fédéral qui trancherait les dilemmes que les citoyens ont souhaité inscrire dans la Constitution. L’arbitrage entre les deux injonctions revient au peuple, ou à ses représentants directs à Berne. C’est là que le vrai (manque de) leadership est à dénoncer. Le 10 février au matin, il était prévisible que le Conseil fédéral ne pourrait se sortir seul de cette ornière. Et si certains ont perdu du temps, il s’agit en première ligne des partis politiques. Sautant dans la DeLorean volante de la politique suisse, imaginons un ensemble de six personnalités de poids, issues des six partis qui combattaient l’initiative de l’UDC, qui se seraient présentées au public au printemps 2014 avec une leçon de véritable leadership en trois points. Premièrement, une reconnaissance claire que les injonctions du peuple sont contradictoires et incompatibles. Il faut choisir. Deuxièmement, l’identification des alternatives offertes aux citoyens : accorder la priorité à l’accord de libre circulation ou à la mise en place des contingents et de la préférence nationale. Respect de nos engagements auprès de l'UE ou contrôle planificateur de l’immigration. Troisièmement, l’esquisse d’un calendrier pour cet arbitrage nécessaire et la mise en place d’incitatifs pour régler cette question à l’aune des intérêts supérieurs du pays et non d’intérêts électoraux. Une date pour une nouvelle votation. Jouer franc jeu et ouvrir la voie à une participation citoyenne, voilà ce qu’aurait fait un vrai leader.

La partie est-elle jouée ? A l’inverse, les partis politiques pourraient encore tirer un intérêt électoral de cette stratégie de leadership. Au lieu de laisser le Conseil fédéral poursuivre sa stratégie du pire (la seule qui s’ouvre à lui), ils pourraient mettre les citoyens devant leurs responsabilités. Par là-même, ils témoigneraient du respect dû au système de démocratie directe. En effet, si les choix des citoyens ne valent que recommandations, la démocratie se fait sondage d’opinions. De plus, cette stratégie permettrait  de créer un large front politique le long de la ligne de partage absolument essentielle entre une Suisse qui respecte ses engagements internationaux et une Suisse qui les foule aux pieds sans avoir le courage de les dénoncer. L’UDC ne tardera pas à relancer sa vision d’une Suisse qui viole les engagements qu’elle a elle-même choisis. Il est l’heure de serrer les rangs et de convoquer les citoyens à jouer le rôle d’arbitre qui leur revient de droit.

 

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