«Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est chargé de dynamite» (1921). La formule du secrétaire d’Etat du président américain Woodrow Wilson, Robert Lansing, frappe les esprits au moment de regarder du côté de l’Ukraine. Tant dans la crise de Crimée que dans la gestion des territoires proches de la Russie, l’autodétermination fait planer son ombre ambivalente, à la fois libératrice et menaçante. Son passage excite les nationalistes, affole les voisins et fait trembler les minorités. Le syndrome du morcellement façon Balkans n’est jamais loin. La dynamite fait peur.
Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est l’un des piliers de l’ordre international moderne. Aux côtés des autres valeurs des Nations-Unies telles que la paix et la sécurité, l’autodétermination est l’une des normes fondatrices de l’architecture du droit international. Si son importance générale n’est pas remise en question, l’invocation de ce droit dans un cas particulier, en Ukraine comme ailleurs, pose deux défis immédiats: comment définir le «peuple» et que comprend cette revendication à disposer de soi-même?
Admettons que nous puissions régler la question de la définition d’un peuple, tout du moins dans un cas d’espèce. Les principales affaires d’autodétermination portées devant la Cour internationale de justice – anciennes colonies, Afrique du Sud, Timor, Palestine, Kosovo – n’ont jamais porté sur l’existence d’un peuple. Celui-ci a toujours été reconnu et accepté par les parties en conflit. Cela s'explique par le fait que les différents «peuples» qui ont fait valoir leur droit ont été des entités géographiques relativement bien identifiées. La question de l’autodétermination se pose dans le monde qui est le nôtre, avec ses frontières souvent injustes, mais existantes. Le droit international accorde une grande importance à ces frontières comme gages de stabilité. Dans ces conditions, la question du peuple ne vise pas à faire table rase du monde tel que nous le connaissons pour redessiner entièrement notre mappemonde. Dans la plupart des cas, la définition du peuple peut donc être appréhendée de manière très fonctionnelle, signifiant les habitants d’un territoire donné.
Plus que sur l’existence d’un peuple, le nœud du problème porte donc sur les prétentions avancées au nom de l’autodétermination. Sur ce point, on peut distinguer deux visions de l'autodétermination. La vision traditionnelle de l’autodétermination est née des luttes coloniales. Soumis à la tutelle, la revendication des peuples était claire: un Etat, c'est-à-dire l’indépendance la plus complète sous forme d’entité souveraine. A ce titre, l’autodétermination fut longtemps traitée comme un droit à fonder son Etat, si nécessaire par la sécession.
Cette vision de l’autodétermination est-elle encore pertinente au-delà des luttes coloniales? La Cour internationale de justice peut être interprétée comme posant les bases d’une nouvelle approche. Pour elle, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes exige «l'expression libre et authentique de la volonté des populations». Ce droit renvoie donc en première ligne à une procédure de co-décision où les habitants sont pris au sérieux, considérés comme des interlocuteurs légitimes et qui doivent être traités comme des égaux. A ce titre, l’Afrique du Sud de l’Apartheid est un exemple parfait de situation où une majorité de la population n’est pas prise au sérieux et n’est pas respectée.
En filigrane apparaît alors une nouvelle vision de l’autodétermination, centrée sur la capacité des peuples à décider pour eux-mêmes de manière autonome. Mais cette autonomie ne se décline plus par la séparation, par une souveraineté formelle mais souvent vide de véritables compétences. Cette autonomie devient protection contre la domination. Elle fonde une garantie de ne pas être livré au bon vouloir des plus puissants. Cette autodétermination se construit sur une revendication "démocratique". Les mécanismes garantissant l’autonomie doivent être à même de protéger la volonté des populations. Dans le même temps, cette autonomie est profondément relationnelle. Il s’agit de repousser la chimère d’une indépendance par l’isolement et de souligner la nécessité d’entretenir des relations pacifiées avec ses voisins et ses propres minorités, souvent avec d’anciens ennemis. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes s’apparente à un appel pour des relations réglées sous l’égide du droit, respectueuses de l'autonomonie (relationnelle) de chacun. A l’aune de cette nouvelle vision, la sécession devient une mesure ultime, seulement justifiable lorsque des exactions mettent en danger l’existence d’un peuple. Quand tous les remèdes sont épuisés, l’autodétermination prend la forme d’un droit à la sécession.
De manière générale, cette approche fournit un argument fort pour des mesures garantissant l’autonomie des minorités au sein d’une entité plus importante. On y décèle une dimension fédéraliste que les politiques sont appelés à décliner en différentes mesures. Toutes doivent permettre aux populations d’exercer une certaine autonomie sur leurs choix les plus importants. Les revendications exprimées par la Crimée, l’Ecosse ou encore la Catalogne devraient donc se comprendre comme des demandes d’autonomie. Dans ces cas, l’autodétermination ne conduit pas à la sécession, mais à un arrangement plus ou moins fédéraliste au sein d’un réseau de relations où toutes les parties doivent être prises au sérieux.
Sur le plan de notre politique étrangère, cette question est au cœur de plusieurs intérêts fondamentaux de la Suisse: la défense et le développement du droit international (notamment la Charte des Nations-Unies), la promotion de l’Etat de droit et de la prospérité qu’il fait naître et la défense de la stabilité globale. A cela s’ajoute la présidence suisse de l’OSCE et les efforts diplomatiques suisses pour apaiser la crise ukrainienne. Combinons ces intérêts et cette actualité sous forme de programme politique: pourquoi la Suisse, forte de sa longue expérience fédéraliste et de sa réputation internationale, ne se ferait-elle pas le défenseur d’une nouvelle vision de l’autodétermination des peuples ? On peut rêver mission moins gratifiante.
