Une Suisse en mouvement

Le 9 février, une fenêtre d’opportunités pour l’Europe ?

Alors que la Suisse bricole à plein régime des solutions aux défis posés par l'après 9 février, les Européens se préparent à aller aux urnes pour renouveller leur Parlement. Peu d'électeurs auront une pensée pour la petite Suisse, alors que leur choix sera décisif pour l'avenir des relations bilatérales, notamment sous l'angle de la composition de la nouvelle Commission européenne. Pour les nouvelles autorités, le vote suisse pourrait ouvrir une intéressante fenêtre d’opportunités politiques sur le plan institutionnel. En raison de son timing particulier, les défis soulevés ne sont pas sans évoquer les questions que posent à l’UE des pays comme la Turquie, l’Ukraine ou même le Royaume-Uni.

Le test suisse pour une Europe à plusieurs cercles

Sur le plan institutionnel, la votation sur le retour des contingents tombe à un moment crucial pour l’avenir des relations bilatérales. En effet, depuis près de deux ans, des pourparlers préparatoires ont lieu sur l’opportunité et la forme d’un accord institutionnel cadre entre la Suisse et l’UE. Le but de cet accord serait d’offrir un cadre général au réseau très dense d’accords tissés entre les deux partenaires. Dans ce cadre, la constellation qui résulte du vote suisse est explosive à plus d’un titre. L’un des Etats-tiers les plus intégrés institutionnellement à l’UE décide en votation populaire de porter un coup à l’une des valeurs cardinales de l’Union et, par là-même, de remettre en question l’un des accords clefs de la relation bilatérale. Vue sous cet angle, la question de la poursuite des relations bilatérales entre l’UE et la Suisse est indissociable de la question des différents cercles – ou « vitesses » – d’intégration qui pourraient caractériser l’UE de demain.

La question de ces différents cercles d’intégration se pose déjà de manière aigue au sein de l’UE quant aux différentes compétences données aux Etats de la zone euro. Comment le parlement européen va-t-il pouvoir faire cohabiter de manière sereine les décisions relatives à la zone euro et les décisions touchant à l’ensemble des Etats-membres ? Une interrogation similaire se pose pour d’éventuels futurs Etats-membres que l’UE ne souhaite intégrer qu’à reculons – comme la Turquie – ou qui eux-mêmes sont très divisés sur la question – comme l’Ukraine. S’y ajoutent les régions potentiellement sécessionnistes comme la Catalogne ou l’Ecosse et les micro-Etats. La Suisse et les pays de l’EEE – notamment l’Islande et le retrait récent de sa candidature d’adhésion – complètent ce casse-tête institutionnel débouchant sur une question centrale : comment l’UE peut-elle gérer de manière efficace et satisfaisante ses relations institutionnelles avec des partenaires aux attentes si disparates ?

Pour jauger de cette question, il importe de revenir aux fondamentaux de l’Union. Depuis Maastricht au tournant des années nonante, l’Union politique a été conçue comme une Union de citoyens. Les Etats-membres conservent d’importantes compétences dans de nombreux domaines, mais la citoyenneté commune place le projet européen sur une orbite supranationale. Cette orbite est inséparable de l’idée d’égalité : tous les « nationaux » sont des citoyens européens munis de droits identiques. En effet, avant d’être des immigrants, les Portugais, les Polonais ou les Croates se déplaçant au sein de l’UE sont tous des citoyens égaux de l’Union. L’image du passeport européen que tous les citoyens de l’Union partagent prend tout son sens : il ouvre les portes de l’espace de l’Union. En s’attaquant symboliquement à la libre circulation, c’est ce point névralgique que le vote suisse a touché. Pire, en arguant qu’elle n’a plus la légitimité pour élargir la libre circulation à la Croatie, la Suisse discrimine dans une communauté d’égaux.

Le vote suisse comme fenêtre d’opportunités politiques pour l’UE ?

Pour les autorités de l’UE, le timing croisé entre le vote du 9 février et les négociations sur un accord institutionnel pourrait offrir une fenêtre d’opportunités pour tenter une expérience grandeur nature sur les différents cercles institutionnels d’intégration. Sans prendre de risques politiques majeurs, l’UE pourrait tester un nouveau modèle d’intégration, explicitant comment elle voit le lien entre l’Union économique et l’Union politique pour un Etat-tiers comme la Suisse. Sans exagérer la formule, on peut affirmer que la Suisse du 9 février remet en cause le cœur de l’Union politique, tout en souhaitant négocier un accès privilégié à l’Union économique. Ne manque que la laitière persiflent les mauvaises langues.

On peut lire en filigrane des négociations entre la Suisse et l’UE sur l’accord institutionnel l’esquisse de la stratégie européenne vis-à-vis d’Etats-tiers particulièrement intégrés. Sur l’aspect procédural tout d’abord, l’UE semble exiger de la Suisse qu’elle reprenne de manière dynamique – et non automatique – le développement de l’acquis européen. L’UE veut éviter que les accords bilatéraux et sectoriels statiques ne perdent peu à peu en pertinence. Afin d’éviter le développement de régimes juridiques disparates, les discussions portent également sur la mise sur pied d’un système de surveillance de l’application des accords.

Sur l’aspect substantiel, la réaction intransigeante de l'Union après le 9 février semble traduire que l’accès au marché commun passe par l’acceptation des fondamentaux de l’Union politique. En d’autres mots, un accès privilégié est possible, mais le système « à la carte » trouve sa condition dans l’acceptation de bases non-négociables. Du point de vue de l’Union, cette position est cohérente. Elle lui permet d’assurer la discipline dans ses propres rangs, rappelant notamment à l’adresse du Royaume-Uni et des autres Etats tentés par un statut « particulier » que le statut de citoyen de l’Union est synonyme de droits individuels valables pour tous les Européens.

La Suisse peut-elle pro-activement tirer parti de cette fenêtre d’opportunités ? Une telle stratégie reposerait sur deux étapes. La première concerne tout d’abord nos diplomates et leur capacité à tirer le meilleur de la négociation avec l’UE. La seconde, bien plus imprévisible, touche au débat de politique intérieure. Les citoyens sont invités à dire quel prix ils sont prêts à payer pour continuer à s’assurer un accès privilégié auprès de leur grand voisin, partenaire et parfois ami.   

Cette contribution est une version raccourcie d’un texte à paraître dans « L’Opinion européenne », publication du think-tank français « Fondation pour l’innovation politique ».

 

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