Je vous accorde volontiers que le saut d’Erasme à Confucius requiert un certain entraînement. Et pourtant, après avoir disserté des effets bénéfiques d’Erasme sur les jeunes étudiants, il est temps de se tourner vers la Chine. En effet, l’initiative « Contre l’immigration de masse » acceptée en février dernier pourrait avoir de fâcheuses conséquences sur l’accord de libre-échange signé avec la grande puissance. Au moment où le Conseil des Etats s’apprête à débattre de sa ratification, certains éléments de l’accord apparaissent particulièrement problématiques sous l’angle de la mise en place de contingents. La façon dont le Parlement traitera cette question fait office de premier test pour voir si le texte « Contre l’immigration de masse » sera pris au sérieux. Et avec lui la Constitution…
Le cœur du problème prend la forme d’un dilemme. D’une part, la Suisse s’est engagée vis-à-vis de son partenaire chinois à favoriser le mouvement de personnes dans le cadre de la libéralisation des services entre la Chine et la Suisse. Ainsi, pour les personnes concernées par l’accord, aucune des deux parties ne devrait imposer de tests de qualification, de tests de besoins économiques ou de « restrictions quantitatives » (Annexe 6, II., Art. 7). En d’autres mots, interdiction de mettre en place des contingents. Comme l’expliquent Charlotte Sieber-Gasser et Stefan Schlegel dans un article de jusletter du 17 mars 2014, cette interdiction est loin d’être une exception. Elle est la marque de fabrique des traités de libre échange « nouvelle génération ».
D’autre part, l’initiative acceptée par les citoyens suisses précise très clairement que « les plafonds valent pour toutes les autorisations délivrées en vertu du droit des étrangers ». Toutes les autorisations, difficile de trouver formule plus claire. Difficile également d’être plus limpide sur le dernier paragraphe de l’initiative acceptée le 9 février dernier : interdiction de conclure un nouveau traité international qui serait contraire au présent article (càd les contingents et la préférence nationale). Le changement constitutionnel voulu par les citoyens est clairement en contradiction avec l’accord tel qu’il est soumis à ratification.
La situation des élus fédéraux est donc loin d’être enviable : soit l’accord avec la Chine sera abandonné, soit la volonté du peuple inscrite dans la Constitution ne sera pas respectée. En toute logique, l’accord avec la Chine devrait être abandonné. En effet, l’UDC a promis de respecter strictement la volonté du peuple, sa décision ne fera donc même pas l’objet d’un débat. Il ne reste plus qu’à s’allier avec tous les déçus de l’accord avec la Chine – défenseurs des droits de l’homme et critiques du libre-échange – pour faire chuter l’accord.
Pas besoin d’être grand clerc pour voir que ce scénario ne se jouera pas jeudi 20 mars au Conseil des Etats. « La porte la plus sûre est celle qu’on peut laisser ouverte » rappelle un proverbe chinois : il ne fait aucun doute que l’accord avec la Chine sera ratifié. Tous les citoyens soucieux des institutions de ce pays devraient alors poser deux questions à leurs représentants. Premièrement, cette contradiction avec le choix populaire n’est-il pas le dernier argument nécessaire pour soumettre l’accord au referendum facultatif ? Comme l'explique Oliver Diggelmann dans un avis de droit, l’accord de libre-échange avec la Chine n’est pas un accord business as usual. Il interroge nos valeurs et pose des questions fondamentales de légitimité politique – encore plus après le 9 février.
Deuxièmement, si le Conseil des Etats choisit de ratifier l’accord avec la Chine, il passe clairement sous silence un choix très clair des citoyens. Mais qui, si ce n’est la chambre des Sages, prendra encore au sérieux la Constitution et le vote populaire ? L’accord chinois fait office de premier test du crédit que les élus fédéraux entendent donner au texte de l’UDC – à commencer par le parti de Blocher lui-même. Si l’accord est accepté, le vote du 9 février ne serait qu’une irruption démocratique de colère, sans lendemain et sans conséquence. Et notre Constitution ne serait que l’enseigne où les citoyens exaspérés se défoulent.
Johan Rochel
