Une Suisse en mouvement

David Cameron: ou quand la Suisse hurle avec les loups

L’article publié la semaine passée par David Cameron, premier ministre britannique, dans les colonnes du Financial Times a provoqué un tollé à travers l’Europe. Son titre fait office de programme: « Free movement within Europe needs to be less free ». Cameron offre une critique en règle de certains effets de libre circulation, se focalisant principalement sur les demandes formulées par les immigrants européens à l’Etat social anglais.

Alors que la campagne pour la votation du 9 février sur l’initiative contre l’immigration de masse débute, l’UDC a dû croire à une avance du Père Noël, à l'exemple de Christoph Blocher invité par la RTS. Le parti s’est servi à pleines mains et nombre de défenseurs de la libre circulation à moitié convaincu ont baissé les bras. Si même les Anglais veulent en finir, pourquoi pas nous ?

A y regarder de plus près, l’article de Cameron est une réaction à comprendre dans le contexte actuel européen. Pour le faire, il faut toutefois mettre à jour le système de libre circulation ayant cours au sein de l’Union – un système très différent de celui entre la Suisse et l’UE ! Cette explication posée, on s’apercevra alors que l’article de Cameron  ne devrait pas servir ceux que l’on croit d’ici à la votation du 9 février 2014.

Libre circulation des citoyens vs libre circulation des travailleurs

On pense à tort que la libre circulation au sein de l’UE et entre la Suisse et l’UE relève de la même logique. C’est inexact dans la mesure où le système au sein de l’UE a connu depuis le tournant des années 2000 un développement fulgurant. En une formule, l’UE est passée d’une libre circulation des travailleurs à une libre circulation des citoyens. La différence est colossale dans le principe fondamental de ce système et dans ses implications.

Depuis le traité de Maastricht (1992), l’UE connaît un statut de « citoyen de l’Union ». Ce statut est resté plus ou moins inusité durant de nombreuses années jusqu’à que la Cour de justice de l’UE le réveille dans l’affaire Grzelczyk en 2001 (du nom d'un étudiant français émigré en Belgique). La Cour décide alors de considérer le statut de citoyen de l’Union comme le « statut fondamental » de tous les ressortissants des pays membres. Les Européens ne sont donc plus (seulement) Portugais, Polonais ou Italiens, mais avant tout citoyens de l’Union.

Vu que ce statut de citoyen connaît une telle promotion, les droits qui y sont attachés prennent également l’ascenseur de la gloire européenne. Ainsi du droit à la libre circulation et résidence sur le territoire de l’Union. C’est là que le passage d’une libre circulation des travailleurs – focalisée sur l’existence d’une dimension professionnelle – cède le pas à la libre circulation des citoyens, fondée sur la citoyenneté commune que tous les Européens partagent. 

Il serait toutefois faux de considérer cette libre circulation comme totalement libre. Le système repose sur un présupposé économique: les citoyens de l’UE peuvent s’installer dans un autre pays membre à la condition de ne pas devenir un fardeau pour les finances publiques de l’Etat hôte.

La non-discrimination et l’Etat social

La situation se complique avec l’intervention d’un troisième principe fondamental de l’intégration européenne : l’interdiction de discriminer sur la base de la nationalité. Imaginons qu’un citoyen de l’Union portugais profite de son droit à la libre circulation pour s’installer en Allemagne. Une fois sur place, il devra être traité de manière égale aux citoyens de l’Union nationaux (les allemands). Cette exigence d’égalité de traitement s’applique à presque tous les domaines de la vie quotidienne.

On s’approche alors de la situation « dénoncée » par David Cameron dans son article : quelle marge de manœuvre possède encore un Etat-membre au moment de réserver certaines de ses prestations sociales (aide-chômage, soutien aux études, aide sociale) à ses ressortissants nationaux ? Est-il tenu de traiter d’égale manière un de ses concitoyens et un Grec au bénéfice d’un droit à la libre circulation ?

La question se résout dans une recherche d’équilibres où de multiples acteurs ont leur mot à dire. L’un des pôles de cette recherche d’équilibres se trouve dans la nécessité pour les Etats-membres de pouvoir défendre leurs ressources financières, notamment sous l’angle d’un Etat social particulièrement important en ces temps de crise. L’autre pôle se trouve dans la volonté politique de mettre en place un véritable espace de libre circulation pour les citoyens de l’Union : un projet historique à travers un territoire si souvent ravagé par les guerres, la naissance d’un espace de libre circulation pour 500 millions de personnes.

A l’aune de cette recherche d’équilibres, l’article de David Cameron apparaît comme une prise de position attendue pour le Royaume-Uni, historiquement (et géographiquement) à l’écart d’un processus d’intégration européen trop profond. En tant que premier ministre, Cameron tente de tirer la couverture à lui et de défendre ses prérogatives nationales en matière d'Etat social. Il veut avoir les moyens de les "réserver" à ses concitoyens qui, par la-même, seront également ses électeurs.

La position de Cameron a été relayée par certains Etats-membres, tandis que d’autres se sont tus, bien conscients de profiter pleinement de la libre circulation. La Commission – gardienne des Traités – et la Cour de justice veillent au grain, tentant de trouver le difficile équilibre entre l’affirmation d’un espace transnational et les sphères de décisions nationales. La discussion ne fait que commencer. A ce titre, la question du rythme des transformations est cruciale. Dans un futur proche, la libre circulation des citoyens va déployer de très profonds effets d’intégration pour tous les Etats-membres ; la discussion continentale provoquée par l'article de Cameron en est un exemple tangible. Il importera de définir quelle place devraient avoir les Etats-membres et à quel rythme on peut attendre des aménagements.

Cameron, l’ennemi de l’UDC

A l’aune de cette analyse, les réactions suisses apparaissent pour le moins étranges. Entre la Suisse et l’UE, c’est justement le « vieux » modèle de la libre circulation des travailleurs qui prévaut. Nous n’avons pas de citoyenneté commune et la libre circulation se fait sur la base d’un contrat de travail. Depuis la fin des négociations entre la Suisse et l'UE en 1999, il n'est pas exagéré de dire que l'UE travaille selon un nouveau paradigme.

Cette libre circulation des travailleurs n’est pas du tout remise en question par Cameron. L’UE la développe depuis des décennies et même Cameron, loin d’être un europhile, sait que la libre circulation des travailleurs profite à son économie, à son Etat social et à ses finances publiques. Une petite phrase de son texte indique que son propos ne porte pas sur cette libre circulation : « If people are not here to work… », écrit-il avant de lister ses doléances. Son propos se concentre sur les citoyens de l'UE qui seraient "chez lui" à des fins non-professionnelles.

L’UDC devrait se méfier avant de crier avec les loups : il se pourrait que le loup qu’ils croient ami soit en fait un vieux loup, habitué aux bergeries.

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