Une Suisse en mouvement

Comment sauver l’obligation de servir?

Il est des souvenirs dont on ne peut facilement se défaire. Ainsi des jours de grosse chaleur passés sous les drapeaux durant l’école de recrue de l’été 2003. A chaque retour de la canicule, je repense à cette petite troupe s’affairant à tirer des lignes de communication à travers les champs des environs de Romont. Il ne serait pas exagéré de parler d’école de vie.

Dans la torpeur des belles journées helvétiques, mes souvenirs de l'été 2003 s’apprêtent à revenir sur le devant de la scène politique. Le 22 septembre prochain, le peuple est en effet appelé à se prononcer sur l’obligation de servir. De manière intelligente, l'initiative lancée par le Groupement pour une Suisse sans armée (GSSA) n’exige pas la suppression de l’armée elle-même, mais l’abrogation du système de milice. Les partisans d’une armée proche des citoyens ont pris la mesure du sérieux du défi qui leur est lancé. Alors que la réputation de l'armée est régulièrement mise à mal, l'abrogation du service de milice doit être considérée comme une menace sérieuse.

A ce titre, l’initiative pose une question absolument légitime : comment peut-on justifier que tous les citoyens de ce pays soient forcés d’offrir une année de leur vie à l’Etat? La formulation peut sembler directe, mais c’est bien de cela qu’il retourne. Au total, chaque recrue est amenée à passer près d’une année sous les drapeaux, mettant de côté sa vie « normale » durant de longues semaines. La question de cette justification se pose avec d’autant plus d’acuité que l’obligation de servir s’apparente bien souvent à une vaste farce hypocrite. Les jeunes citoyens de ce pays semblent souffrir d’un nombre alarmant de  problèmes de santé à l’approche du recrutement. L’armée accueille ces estropiés d’un œil bienveillant (l'autre étant fermé), elle qui est forcée de diminuer drastiquement son personnel. Cerise sur le gâteau : l’obligation de servir dans l’armée est toujours la chasse gardée des mâles. Mais comment peut-on, dans cette Suisse du 21è siècle, justifier que l’obligation de servir ne s’applique pas au sexe dit faible ?

Dans ce contexte qui suinte l’injustice et la discrimination, le GSSA met le doigt sur le point névralgique. Sans toutefois poser la bonne question ! En effet, le GSSA traite d’un même coup deux questions clefs : l’obligation de servir et le service militaire. En l'état, l'initiative provoquerait un passage à un système basé sur le volontariat. Personne ne pourra être astreint au service militaire et l’armée sera composée de volontaires. Mais le texte du GSSA ne concerne pas seulement l’armée. Il entraine avec lui la fin de l’idée d’obligation de servir tout court. Si elle devait être acceptée, l’initiative supprimerait la possibilité d’un service obligatoire pour la communauté.

La question est donc mal posée car elle impose aux citoyens une fausse alternative : le statut quo ou l’abrogation de toutes formes d’obligation. Une troisième voie existe pourtant. Elle passe par la refonte en profondeur de l’idée de service à la communauté. Cette refonte permettrait de poser les bases d’une obligation de servir plus juste. Elle reposerait premièrement sur la notion étendue de service à la communauté. Ce service comprendrait la sécurité mais ne saurait en aucun cas s’y limiter. Le succès du service civil démontre l’intérêt des jeunes citoyens pour des engagements recouvrant une multitude de tâches dont le dénominateur commun est l'utilité générale. Deuxièmement, cette obligation s’appliquerait à l’ensemble des citoyennes et citoyens. Si on veut conserver une obligation de servir, il n’est pas justifiable  qu’elle n’englobe que la moitié de la population. Ici comme ailleurs, l’idéal d’égalité doit guider nos décisions.

Ces deux conditions clefs permettraient d’esquisser une obligation de servir adaptée à la Suisse de l’après-Guerre froide. Il est important de souligner que cette obligation « améliorée » n’échapperait pas à la question de sa justification. A la différence d’une obligation de servir strictement limitée à l’armée, on ne pourrait plus justifier le temps passé au service de la communauté par la nécessité d’assurer la sécurité. Le défi principal serait donc de donner un contenu satisfaisant et acceptable pour l’ensemble des citoyens à l’idée de service à la communauté. Ceux qui croient au sens d'une obligation de servir la communauté devraient donc voter « non » le 22 septembre. Mais pour être cohérent, ce « non » devrait s’accompagner d’actions concrètes pour réformer l’inacceptable statut quo. Et ce dès le 23 septembre, rompez.

Johan Rochel

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