La fabrique du corps humain

Un embryon tout seul, ça n’existe pas.

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L’embryologie suscite un regain d’intérêt outre-Atlantique, surtout de la part d’une partie de la population qu’on croyait un peu fâchée avec la science. Ces hommes et ces femmes ouvrent les manuels d’embryologie comme ils ouvrent leur bible, cherchant dans les lignes une révélation divine : le stade du développement à partir duquel l’embryon pourrait se voir accorder un droit à la vie. Mais il ne faut pas se leurrer : l’agenda est davantage politique que scientifique. L’objectif est de valider des lois toujours plus restrictives à l’encontre des femmes. En 2021, soit un an avant l’abrogation de l’arrêt Roe v. Wade, le gouverneur conservateur du Texas signait une loi interdisant tout avortement à partir du moment où une activité cardiaque est perceptible, ce qui correspond à environ 6 semaines. Bien des femmes ignorent être enceintes à ce moment, surtout quand la grossesse n’est pas désirée. Et pourquoi le gouverneur n’a-t-il pas choisi le délai de 24 semaines, qui correspond aux premières activités cérébrales organisées du fœtus ? L’être humain ne se distingue-t-il pas davantage par sa pensée complexe que par les battements de son cœur ? Cet exemple illustre bien comment les conservateurs placent le débat dans le domaine des émotions et de la morale plutôt que dans celui de la réflexion scientifique. Cela leur permet de court-circuiter tous les arguments provenant de la médecine et de la santé publique.

 

Un bébé tout seul, ça n’existe pas

La biologie les rejoint cependant sur un point. L’embryon vit. Il est constitué de cellules qui puisent dans leur environnement de quoi alimenter les nombreuses réactions métaboliques qu’elles abritent et qui leur permettent de se diviser et de se différencier. Il ne viendrait à personne l’idée de confondre un embryon avec un minéral ou avec une branche de sapin. Mais cette vie est conditionnée par la perfusion constante de nutriments et d’oxygène à travers le système placentaire. Elle ne tient qu’à celle de la mère. Que celle-ci tombe malade et c’est la survie même du fœtus qui est menacée. Quand le cordon est sectionné à la naissance, l’enfant n’en reste pas moins dépendant de ses parents.

Et de son environnement, il le sera à vie.

« Un bébé tout seul, ça n’existe pas », disait le célèbre pédiatre et psychanalyste Donald W. Winnicott. Il voulait par-là montrer l’importance, pour le développement de l’enfant, des relations précoces avec sa mère et son environnement. Quelques années plus tôt, durant la seconde guerre mondiale, le psychiatre René Spitz observait dans des orphelinats surpeuplés ce qu’il appellera par la suite “hospitalisme”. Des enfants nourris et soignés convenablement peuvent développer de graves retards mentaux s’ils sont privés d’interactions humaines chaleureuses. La Vie est importante, mais l’environnement dans lequel elle advient l’est tout autant. Curieusement, les mouvements pro-Life appartiennent souvent à des franges politiques suprémacistes, défendant le port d’arme, opposées à toute mesure sociale et environnementale. L’important est que le fœtus naisse. Peu importe si c’est dans la misère ou le malheur, dans un monde en guerre, sur une planète bientôt rendue inhabitable par l’écocide et le réchauffement climatique.

 

L’avortement : une question de santé publique

En défendant la Vie avec un grand V, les pro-Life dessinent un adversaire bien commode :  l’Avortement avec un grand A, qui serait le reflet de l’égoïsme des femmes et leur mépris pour la vie. Pourtant, l’avortement n’est pas une idée ou une cause. L’avortement est une nécessité concrète à laquelle personne ne se résout facilement, mais que presque aucune femme ne regrette après cinq ans, comme l’a montré récemment une étude[i].

L’interdiction de l’avortement fera revivre aux femmes l’enfer qui précédait la légalisation de l’avortement : devoir choisir entre subir une grossesse non-désirée ou risquer de se faire mutiler, tuer ou emprisonner en avortant dans de mauvaises conditions. Un récent éditorial du Lancet[ii] le dit sans ambages : la révocation de l’arrêt Roe v. Wade va tuer des gens. Chaque année, 33 millions de femmes dans le monde subissent des avortements dans de mauvaises conditions, une contribution importante à la mortalité maternelle. L’article nous rappelle les disparités en termes de classe et d’origine ethnique de l’avortement aux États-Unis : celles qui ont le plus de grossesses non désirées sont les femmes pauvres, issues de la communauté afro-américaine. Elles ont à la fois le moins accès aux moyens de contraception et à l’avortement. Très justement, l’éditorial rappelle que ce problème a besoin de solutions, pas d’interdictions. Il propose alors l’amélioration de l’accès aux moyens de contraception, à l’éducation sexuelle ainsi l’amélioration des conditions socio-économiques des femmes.

 

Une curieuse morale.

La situation américaine nous montre qu’il est possible de chérir la Vie et de tout faire pour pourrir celle des femmes. Un embryon tout seul, ça n’existe pas. Les femmes seules, par contre, oui. Et la révocation de l’arrêt Roe v. Wade va contribuer à les isoler davantage.

 

Illustration : Léonard de Vinci : études sur l’utérus.

 

[i] Corinne H. Rocca, Goleen Samari, Diana G. Foster, Heather Gould, Katrina Kimport, Emotions and decision rightness over five years following an abortion: An examination of decision difficulty and abortion stigma,Social Science & Medicine, Volume 248, 2020,

[ii] Why Roe v. Wade must be defended, The Lancet, editorial, 14.05.2022, volume 399, issue 10338

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