La fabrique du corps humain

Le sang des femmes : regard sur la précarité menstruelle

« Les règles représentent dans la vie d’une femme ce qu’elle doit absolument avoir et ce qu’elle doit impérativement cacher » [i]. Cette citation de l’écrivaine Françoise Edmonde Morin illustre l’ambivalence des règles. Preuves de bonne santé et étape importante dans la vie des femmes, elles demeurent quelque chose d’embarrassant et de sale qu’il faut absolument cacher. Les publicités pour des produits menstruels illustrent bien ce phénomène, elles qui utilisent un liquide bleu pour symboliser le sang (en 2017, une première pub ose le rouge). De plus, en axant le marketing sur la peur de la fuite et des odeurs, ces publicités renforcent le sentiment de honte qui entoure les règles. Comme le remarque la journaliste Camille Emmanuelle, auteure d’un livre sur les règles, ces publicités ne montrent jamais une femme en train de courir malgré une petite tache de sang [ii]. En comparaison, les publicités pour les déodorants masculins ne manquent pas de montrer les auréoles sous les bras, fruit de l’effort viril. Il serait intéressant de comparer l’expérience pubertaire des hommes en lien avec la première éjaculation, qui tache parfois les vêtements et les draps. Elle est peut-être taboue, mais en aucun cas taxée de honteuse et de sale.

Un autre tabou autour des règles est celui de la précarité menstruelle, qui désigne les difficultés que rencontrent certaines femmes à obtenir des protections menstruelles. Dans les pays occidentaux, de nombreuses étudiantes et femmes vivant dans la précarité rencontrent ce problème, qui a des conséquences sanitaires (risque d’infection) et sociales (stigmatisation, exclusion). Dans certains pays d’Afrique, des jeunes femmes manquent l’école plusieurs jours par mois faute de protections adaptées. A ce jour, les protections hygiéniques sont encore taxées comme des produits de luxe à 7,7 %, alors que la litière pour chat n’est taxée qu’à 2.5 % (une révision de la TVA prenant en compte cette absurdité est en train d’être discutée à Berne).

Loin d’être un phénomène nouveau, cette ambivalence autour des menstruations se retrouve dans l’histoire du regard qu’a porté la société et la médecine sur les règles. Une ambivalence cette fois-ci construite autour du couple nocivité-vulnérabilité.

 

Le pouvoir nocif des règles (et des femmes)

La femme indisposée a toujours suscité peur et méfiance. Dans les religions monothéistes, elle est déclarée impure et doit respecter des règles d’hygiène strictes tout en s’éloignant de la communauté. C’est que le sang menstruel est réputé nocif. Au premier siècle après Jésus-Christ, Pline l’ancien notait à propos des femmes indisposées : « son seul regard ternit l’éclat des miroirs, émousse le tranchant du fer, efface le brillant de l’ivoire… à son contact, le lin qu’on fait bouillir noircit… le cuir prend une odeur fétide et se rouille »[iii]. Les croyances sur les effets néfastes des règles perdurent jusqu’au siècle dernier. L’ethnologue Yvonne Verdier montre ainsi que des interdits continuent à toucher les femmes réglées dans certaines régions rurales françaises dans le XXe siècle. Elles risquent en effet de faire rater la mayonnaise, gâter la viande, tourner le vin en vinaigre. Ces attributs sont parfois utilisés pour faire fuir la vermine dans les champs. Verdier remarque que, privée de ses règles durant sa grossesse, la femme développe des envies alimentaires irrépressibles ou au contraire des dégoûts très importants. « Dans les deux cas, il y a désorientation des sens qui proviendrait de la perte de la fonction périodique de la menstruation, de ce balancier interne qui fait le juste équilibre féminin »[iv]. Ainsi, les règles illustrent aussi la vulnérabilité et l’équilibre fragile des femmes.

 

L’expression d’un corps fragile

Dans l’antiquité, la médecine hippocratique conçoit le corps de la femme comme étant inférieur à celui de l’homme. Leur peau est plus douce et plus lâche, absorbant et retenant davantage d’eau que celle de l’homme, la rendant sujette à l’excès d’humidité. Leur mode de vie, décrit comme sédentaire et oisif lui fait risquer le trop plein d’humidité et la rend dépendante des règles pour réguler sa teneur en eau. Pour prévenir les maladies d’excès ou d’insuffisance d’humidité, les médecins préconisent le mariage et la grossesse. En enfantant, la chair de la femme se déchire et dessine dans le corps des béances où l’eau peut s’accumuler et éviter les excès[v].

Deux milles ans plus tard, à l’âge classique, les médecins conçoivent l’utérus comme un égout, chargé d’évacuer par les règles les différentes sécrétions féminines dont l’accumulation risque d’empoisonner la femme et provoquer les vapeurs (l’ancêtre de l’hystérie). Encore une fois, la constitution et le mode de vie des hommes les protègent de ces dommages – même si certains médecins voient dans les hémorroïdes des sortes de menstruations masculines.

Effrayante et vulnérable à la fois, la femme est rivée à son corps, dans un équilibre toujours instable, dépendant des menstruations et d’un mode de vie strictement définis pour ne pas sombrer dans la maladie. Le traitement est souvent le même : mariage, grossesse, régulation de la sexualité, évitement de certaines activités. En quelque sorte, le but est de ramener la femme à son rôle social et biologique de reproduction[vi].

 

 

Le biologique et le social

Aujourd’hui, les progrès de la médecine ont permis de mieux comprendre le cycle menstruel et de déconstruire les croyances populaires autour des règles. Mais la médecine moderne n’est malheureusement pas exempte d’inégalité de genre, loin de là. De nombreuses maladies spécifiquement féminines, comme par exemple l’endométriose, demeurent encore mal connues et suscitent l’indifférence d’une partie de la communauté médicale, malgré leur prévalence importante. Les femmes sont souvent sous-représentées dans les essais cliniques et la spécificité des symptômes féminins de certaines  maladies sont encore méconnues, conduisant par exemple les femmes victimes d’infarctus à être parfois diagnostiquées d’anxieuses. Le défi est de pouvoir améliorer les connaissances de ces maladies, sans pour autant surmédicaliser la souffrance féminine, ce qui conduirait à occulter les dimensions sociale et structurelle de celle-ci (inégalité salariale, double journée de travail, harcèlement… la liste est longue).

Je suis un homme. Je ne serai jamais concerné personnellement par la précarité menstruelle par les inégalités de genre. Cela ne m’empêche pas de m’interroger sur cette étrange société humaine, où la moitié de la population est taxée de mystérieuse, de dangereuse et de vulnérable, où la moitié de la population se définit par son altérité.

Il est temps de prendre ces différents problèmes au sérieux. Distribuons dans les lieux de formation et les institutions des produits d’hygiène gratuits et attaquons-nous au prix des produits hygiéniques. Comment justifier le fait qu’ils sont davantage taxées que les litières pour chat ?

 

Illustrations

Les illustrations de cet articles sont la création de l’agence Baston (www.baston.ch), produites pour une exposition sauvage sur les règles lors de la journée internationale de la femme. Elles sont soumises au copyright.

 

Bibliographie

[i] Françoise Edmonde Morin, La rouge différence, 1982, Seuil, Paris.

[ii] Camille Emmanuelle, sang tabou, essai intime, social et culturel, sur les règles, 2017, La Musardine, Paris.

[iii] Pline, Histoire naturelles, livre VII, chap. XIII-XV et livre XXVIII, chap. XXIII, cité par Verdier (cf. infra).

[iv] Yvonne Verdier : façons de dire, façons de faire, La laveuse, la couturière, la cuisinière, 1979, éditions Gallimard, Paris.

[v] Gilman, Sander L., Helen King, Roy Porter, G. S. Rousseau, and Elaine Showalter Hysteria Beyond Freud. Berkeley:  University of California Press,  1993. http://ark.cdlib.org/ark:/13030/ft0p3003d3/

[vi] Sabine Arnaud, L’invention de l’hystérie au temps des lumières, (1670-1820), EHESS, 2014, Paris.

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