La fabrique du corps humain

On ne dit pas narcissisme féminin, mais voyeurisme masculin

Existe-t-il une différence de genre dans le narcissisme ? C’est la question que se sont posée des chercheurs américains en 2014[i]. En rassemblant les données de plusieurs études, Emily Grijalva et ses collègues ont conclu que les hommes présentaient davantage d’autoritarisme, de mégalomanie, d’agressivité et d’exploitabilité, traits associés au narcissisme. Les résultats n’ont pas étonné grand monde, tant notre imaginaire contemporain est saturé par des figures narcissiques masculines – il suffit de penser à ces chefs d’État prêts à tout pour se maintenir au pouvoir, ou ces milliardaires mégalomanes saccageant la planète pour s’offrir quelques minutes de vol spatial.

À l’origine pourtant, le narcissisme désignait tout autre chose : le fait de se perdre dans la contemplation de son corps ou de le traiter comme un objet sexuel. Ces comportements étaient intimement liés à la femme – ou, dans une moindre mesure, aux homosexuels. Alors comment est-on passé de l’image d’une femme vaniteuse devant son miroir à l’homme mégalomane et autoritaire ? C’est ce que je propose d’analyser dans les prochains articles, à travers un survol historique et critique du narcissisme sous l’angle du genre.

L’absence de phallus

Sigmund Freud n’a pas inventé le narcissisme. Il a par contre fortement contribué à sa popularité en l’intégrant dans la théorie psychanalytique. Cette dernière s’est construite à partir des travaux de Freud sur l’hystérie. Le médecin viennois voyait dans les symptômes hystériques l’expression par le corps d’un conflit psychique entre un désir sexuel inconscient et des normes sociales, familiales et culturelles qui le réprimaient. Soigner les manifestations hystériques revenait ainsi à découvrir le désir caché du patient – en l’occurrence de la patiente, dans la grande majorité des cas. Freud s’est intéressé au narcissisme près de vingt ans après l’hystérie, et les différences entre les deux sont de taille. On peut néanmoins trouver deux points communs : les problématiques ont à voir avec le désir caché de la femme : désir sexuel réprimé dans l’hystérie, désir d’être désirée dans le narcissisme. Le second point commun est que Freud n’étudie pas les deux conceptions sous l’angle unique de la pathologie, mais cherche à explorer ces conditions dans la vie de tous les jours : il questionne les rêves et les fantasmes, les attitudes et gestes quotidiens, les lapsus et les actes manqués.

Ainsi, Freud évoque le narcissisme dans la dynamique des relations amoureuses : il estime que le choix d’objet des hommes est fait sur la différence, tandis que les femmes choisissent des objets narcissiques, qui leur ressemblent. Autrement dit, l’homme aime la femme, et la femme n’aime qu’elle-même, d’une intensité analogue à l’amour que l’homme lui porte. Freud prend toutefois soin de préciser que ce comportement est une compensation à la réalité sociale restreignant les choix d’objet des femmes – allusion au social suffisamment rare pour être soulignée. Ses successeurs ne prennent pas cette précaution. Certains voient dans le narcissisme la conséquence de la frigidité des femmes : incapable de satisfaire l’homme, la femme compenserait en donnant à ses charmes une valeur excessive. D’autres y voient la conséquence de l’absence de pénis. Ce traumatisme, cette cruelle absence, expliquerait le fait que la femme investisse davantage le visible, ce qui se montre, s’exhibe[ii]. Le narcissisme de la femme, qui se perçoit dans sa vanité et dans sa coquetterie, s’inscrit donc dans le manque, dans l’absence. Et il est placé au cœur de sa nature, dans son anatomie même.

« La narcissiste » de Simone de Beauvoir

Simone de Beauvoir estime quant à elle que ce sont les circonstances « qui invitent la femme plus que l’homme à se tourner vers soi et à se vouer son amour[iii] ». Pour comprendre le point de vue de la philosophe, il faut rattacher le narcissisme à sa conception de la soumission féminine. Refusant de voir cette dernière comme une essence féminine ou une faute morale, elle construit la soumission comme le destin de la femme, historiquement et socialement situé[iv]. C’est-à-dire que la femme en devenir, avant même d’avoir fait ses premières expériences, naît dans une société où le corps de la femme est transformé par l’homme en objet. La philosophe cite l’exemple de la jeune fille qui découvre sa puberté à travers le regard changé de son entourage, le harcèlement de rue, les commentaires sur sa tenue et sur son corps. On peut dire qu’elle prend conscience de son corps à travers le regard de l’autre.

Simone de Beauvoir reste une existentialiste : l’être humain est libre de mener l’existence qu’il a choisie. Mais elle rappelle que le coût de cette liberté est beaucoup plus élevé pour les femmes que pour les hommes, d’autant plus pour les femmes pauvres ou racisées. La tentation peut être grande de préférer la soumission, car la femme y trouve un certain nombre de compensations. La narcissiste (terme utilisé par De Beauvoir), tout comme l’amoureuse ou la mystique, sont des manières avec lesquelles la femme justifie, ou consent à la soumission.

Simone de Beauvoir remet le comportement narcissique féminin dans son contexte historique et social, à l’encontre de l’essentialisme biologique de la pensée psychanalytique. Cependant, elle reprend sans trop de précautions un terme emprunté à la psychanalyse, sans le remettre en question. Car pour qu’un comportement donné devienne significatif dans une société, il faut qu’un regard se pose dessus, l’interroge, l’analyse, tente de lui donner un sens. Ce regard, c’est celui de la psychanalyse, et c’est aussi celui des hommes sur la femme.

Narcissisme des femmes ou voyeurisme des hommes ?

Les travaux de John Berger, critique d’art, nous aident à comprendre ce regard. Dans son ouvrage « voir le voir »[v], l’essayiste britannique montre, comme Simone de Beauvoir, que les femmes sont liées à leur apparence : « Une femme doit se surveiller sans cesse. L’image qu’elle donne d’elle-même l’accompagne presque toujours. Lorsqu’elle traverse une pièce ou qu’elle pleure la mort de son père, elle ne peut pas ne pas se voir en train de marcher ou de pleurer. Depuis sa plus tendre enfance, on lui a appris et on l’a obligée à se surveiller sans cesse (…). Les hommes regardent les femmes alors que les femmes s’observent en train d’être regardées. Cela détermine non seulement les relations entre les hommes et les femmes, mais également la relation de la femme à l’égard d’elle-même (…). C’est ainsi que la femme se transforme en objet, et plus particulièrement en objet du voir : un spectacle ». On voit donc s’opérer un premier renversement : ce n’est pas seulement la femme qui aime être regardée, mais l’homme qui aime regarder la femme. La vanité et le narcissisme féminin sont le pendant du voyeurisme masculin.

L’auteur ne s’arrête pas là. Observant l’immense majorité des tableaux de nu de l’art occidental, il montre que la femme n’est pas nue en tant que telle, mais nue en tant que regardée par l’homme. Elle ne regarde jamais un quelconque amant ni ne semble passionnée en elle-même : elle est là, soumise au désir du spectateur, allant même jusqu’à tordre la tête pour le regarder. Et quand elle ne le regarde pas, elle plonge ses yeux dans un miroir, artifice soulignant sa vanité. Rien de plus hypocrite, pour John Berger : « Vous peigniez une femme nue parce que vous aimiez la regarder, vous lui mettiez un miroir dans la main puis vous intituliez le tableau Vanité, et ce faisant vous condamniez moralement la femme dont vous aviez dépeint la nudité pour votre propre plaisir. La véritable fonction du miroir est tout autre. Il s’agit de rendre la femme complice d’une situation où elle se traite elle-même d’abord et surtout en tant que spectacle ».

Le second renversement est de taille : non seulement l’homme aime regarder la femme, mais il crée toute une mise en scène pour que son désir soit projeté sur la femme et qu’il soit associé ensuite à sa nature.

Les désirs de l’homme

Ainsi, lorsque Freud part à la recherche du désir féminin, quand il sonde l’Œdipe enfoui dans l’inconscient de la femme, on ne peut que remarquer qu’il reste aveugle et insensible à son propre désir – ce n’est que plus tard qu’il mettra à jour le transfert et contre-transfert, soit les manifestations inconscientes qui surviennent dans la relation thérapeutique des deux côtés du divan. Le désir de l’homme n’est pas forcément sexuel. Il peut s’agir du désir de savoir, de connaître les ressorts intimes de la femme, mais également du désir de maintenir une certaine différenciation sociale entre l’homme et la femme. Ainsi le narcissisme et la prétendue envie de pénis seront utilisés au 20e siècle comme arguments pour maintenir les femmes au foyer et pour lutter contre les revendications féministes. Ce sera le sujet d’un prochain article.

Ce que nous avons mis en évidence dans les lignes qui précèdent, c’est qu’au début du 20e siècle, derrière le terme narcissisme s’expriment essentiellement des normes sociales, culturelles, patriarcales. Le regard de l’homme s’est penché sur un phénomène en grande partie construit socialement, y a cherché le désir de la femme, sans comprendre que c’était tout autant son propre désir qui le déterminait.

 

Illustration: Peter Lely, “Portrait of a young woman and child, as Venus and Cupid”.

 

[i] Grijalva, E. et al. Gender Difference in Narcissism: A Meta-Analytic Review, 2015, Psychological Bulletin, Vol 141, No 2, 261-310

[ii] Lanouzière J. Hystérie et féninité, in J. André, J. Lanouzière, F. Richard : problématiques de l’hystérie, 1999, Dunod, chap 3, pag 123-206, 1999

[iii] De Beauvoir, S. Le deuxième sexe, T. II, 1976, Gallimard

[iv] Garcia, M., On ne naît pas soumise, on le devient, 2021, Flammarion

[v] Berger, J., Voir le voir, 2014, Éditions B42

Quitter la version mobile