Piqûres de rappel

Sarajevo, Kyiv, Moscou

Ô rage, ô désespoir. Ainsi commence la tirade de Don Dìègue dans Le Cid de Corneille. Ces mots reflètent nos sentiments, confrontés  que nous sommes à notre impuissance à changer le cours des événements en Ukraine. Les images de ces longues files de véhicules militaires russes qui se préparent à donner l’assaut sur Kyiv sont insoutenables, comme celles des salves de missiles s’abattant dans les zones résidentielles de Karkhiv. Et que dire de l’invasion des troupes bélarusses ? Chaque dictateur a besoin de ses laquais. Loukashenko réplique l’attitude de Mussolini qui décida d’envahir la France une fois celle-ci mise à genoux par les troupes nazies en juin 1940. L’Histoire n’aura pas été tendre avec le dictateur italien.[1]

Par le hasard des circonstances, au gré de mes diverses missions humanitaires il m’a été donné de travailler entre autres à Sarajevo, Kyiv et Moscou. Qu’il me soit permis de livrer quelques réflections dérivées de mes observations sur le terrain.Tant de sottises ont été proférées récemment, qu’une de plus ou une de moins ne fera pas grande différence…

L’utopie du “plus-jamais-de conflits-en-Europe” avait volé en éclats

J’ai travaillé à Sarajevo entre mars et avril 1992. Malgré les vents de guerre qui soufflaient sur la Yougoslavie, nous avions de la peine à imaginer que le conlit s’inviterait dans une ville réputée pour sa tolérance.[2] L’utopie du “plus-jamais-de conflits-en-Europe” avait volé en éclats quelques mois plutôt en Croatie mais demeurait bien ancrée dans nos esprits.

Ce fut un aveuglement similaire à celui des jours passés où les Américains ont été traités d’hystériques lorsqu’ils annonçaient une invasion généralisée de l’Ukraine.

La guerre déclarée par la Russie contre l’Uraine a définitivement incinéré les lambeaux d’une telle utopie. Bien que neutralisé, (pour combien de temps encore?) le conflit en ex-Yougoslavie n’est pas étranger aux événements dramatiques de ces derniers jours. Les bombardements de Belgrade en 1999 et la reconnaissance de l’indépendance du Kosovo en 2008 ont offert à Poutine le prétexte rêvé pour dénoncer une duplicité de l’Occident. À cet égard, le rôle actif  joué par la Suisse pour l’indépendance du Kosovo mériterait d’être analysé à la lumière du précédent créé en Europe.

J’ai eu le privilège de travailler en Ukraine pendant six mois en 2015, un an après l’Anschluss de la Crimée par la Russie.

J’ai eu le privilège de travailler en Ukraine pendant six mois en 2015, un an après l’Anschluss de la Crimée par la Russie. Comme pour l’Autriche en 1938, le rattachement a été unilatéral et sanctionné par un référendum sans supervision internationale. Comme pour l’Autriche, le sentiment de la population penchait en faveur de l’envahisseur. Malheureusement, une fois qu’un dictateur commence à pendre des mesures unilatérales en remettant en cause l’odre international établi, il ne sait plus où s’arrêter. Aujourd’hui, la négation de l’existence de l’Ukraine nous ramène à certains discours entendus le siècle passé.

En Ukraine, j’ai pu constater de visu les conditions difficiles dans lesquelles vivaient les populations proches de la ligne de contact, constamment soumises à des tirs d’artillerie de la partie adverse.[3]Dans les faubourgs de Donetsk, j’ai été profondément marqué par les conditions des populations civiles obligées de passer toutes les nuits dans des abris pour se protéger des tirs de l’armée ukrainienne.

Néanmoins, le conflit du Donbass, aussi dramatique fût-il pour les populations concernées, pouvait se résoudre par la négociation avec un minimum de bonne volonté de la part des parties en présence.

Face à l’adversité, le peuple russe a un seuil de souffrance plus élevé que les autres

Finalement, j’ai travaillé à Moscou pendant trois mois en 2018. J’ai été frappé par la similitude de la vie citadine entre Kyiv et Moscou. Il suffit d’une belle journée ensoleillée au sortir d’un long hiver pour que les terrasses se remplissent à Moscou comme à Kyiv. Cherchez la différence, il n’y en a point.

J’ai pu également constater que face à l’adversité, le peuple russe a un seuil de souffrance plus élevé que les autres. L’Histoire n’a pas été tendre avec lui. Hélas, il devra endurer de nouvelles sanctions, mais il devra s’en prendre à ceux qui les ont provoquées.

En préambule de Témoin d’une déchéance, j’écrivais les lignes suivantes au sujet Mussolini[4] :

L’Histoire ne se répète pas, mais elle nous fournit de précieux enseignements.

Mussolini s’est présenté tout d’abord comme le sauveur providentiel de la patrie. Il a effectivement mis fin aux désordres et à une insécurité exacerbés par ses propres milices mais une fois arrivé au gouvernement, il s’est arrogé le droit de gouverner sans partage.

Le prétendu sauveur a ensuite muté en dictateur, en pourfendeur d’une démocratie qu’il méprisait ouvertement. Après avoir toléré et couvert des assassinats politiques, aboli toute forme d’opposition parlementaire, toute liberté de presse et tous les partis, après avoir instauré les tribunaux spéciaux et la peine de bannissement, après avoir réintroduit la peine de mort, le Duce finit par se voir en nouvel empereur Auguste à la tête d’un vaste empire méditerranéen. Il s’octroya les pleins pouvoirs en promettant aux Italiens un destin impérial retrouvé.

Enfin, grisé par l’hubris de ses succès initiaux, poussé par un égotisme sans limites, ne se fiant plus qu’à ses instincts après avoir épuré son entourage de toute voix dissidente, le dictateur-sauveur s’est considéré infaillible. Il persistera alors dans l’erreur jusqu’au bout de l’enfer.

Son règne est l’illustration parfaite des dérives dictatoriales qui connaissent rarement une issue heureuse. Les dictateurs ne quittent jamais le pouvoir de leur plein gré. Ils préfèrent la politique de la terre brûlée. Leur désir d’empire et de puissance provoque conflits et destructions. Hélas, cette vérité demeure toujours d’actualité.

 Tout conflit armé est une offense faite à l’intelligence humaine, mais celui que nous vivons en ce moment est particulièrement grave et absurde. Il divise des communautés qui ont toujours vécu en bonne harmonie, il remet en cause toute l’architecture de sécurité en Europe. Il y aura un avant et un après le 24 février.

Quand et comment ce cauchemar prendra-t-il fin?

 

[1] Pour une rapide piqûre de rappel sur le déclin du fascisme en Italie, je renvoie mes lecteurs au livre que j’ai écrit sur cette période: Témoin d’une déchéance paru aux éditions Mon Village.

[2] En Yougoslavie, les souvenirs tuent. https://blogs.letemps.ch/jean-noel-wetterwald/2021/06/20/en-yougoslavie-les-souvenirs-tuent/

[3] CF article publié dans le Temps le 9 novembre 2015 ” Lettre à Luba” https://www.letemps.ch/opinions/lettre-luba-victime-politisation-laide-humanitaire-donbass

[4] Témoin d’une déchéance cité plus haut

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