Une chronique politique sans parti pris

Décrépitude des services

« Une société de services est une entreprise fournissant à titre onéreux un travail, des prestations, du personnel, des équipements, des marchandises, à l’exclusion de la production de biens matériels. ». Cela va donc d’une école à un hôpital en passant par un restaurant. Dans tous les cas, cela signifie la mobilisation d’un personnel, plus ou moins qualifié, plus ou moins bien rémunéré. Cela s’étage d’un plongeur dans un restaurant jusqu’à un chirurgien chef de service. Pendant longtemps la thèse des économistes a été celle d’une mutation merveilleuse où les travailleurs de la campagne passaient par l’industrie pendant une ou deux générations avant d’accéder à une société de services. Or, ce derniers sont en voie d’attrition plutôt que de développement.

La vision prospective la plus significative est celle des Etats-Unis. Une fois que l’on est au cœur du pays, inutile de chercher une quelconque auberge campagnarde, mijotant des plats locaux, du reste inexistants. Il n’y a plus que les mangeoires à hamburger d’une chaine industrielle, besognant avec des travailleurs non qualifiés, des manœuvres formés en quelques heures et assujettis à des sonneries. Pas d’hôtels mais des motels, tout à fait fonctionnels mais sans charme. Pas de terrasse de café où l’on peut lézarder en sirotant un blanc ou une bière, mais des abreuvoirs limités à un café insipide. Le commerce est essentiellement entre les mains de chaînes nationales par le biais de grandes surfaces. L’épicerie de village, la boulangerie, la boucherie sont quasi inexistantes.

C’est vers ce désert que nous marchons à grand pas. Le signal emblématique est celui des chaînes de distribution en libre services. Le client est abandonné à lui-même pour découvrir les rayons où se nichent ses emplettes et récemment invité à établir sa note face à une caisse automatique.

Un peu partout le secteur hôtellerie restauration souffre d’une disette de personnel au point que des établissements ferment ou réduisent leurs prestations. C’est que ce genre de service rime avec un contexte de servitude. Certains clients mal élevés manquent à la courtoisie la plus élémentaire et oublient les pourboires.

L’épidémie s’étend vers d’autres secteurs. La Poste en est le dernier avatar. Année après année, le courriel grignote la poste aux lettres dont on peut se demander si elle survivra encore longtemps. A Lausanne Ouest, le bureau de St. Sulpice vient de fermer. Celui d’Ecublens ne délivre plus de colis à domicile, mais dépose une injonction de venir le chercher à la poste. Ce qui signifie tout d’abord posséder une voiture et ensuite se colleter un distributeur automatique, qui ne répond qu’à des manœuvres dépassant l’entendement de la plupart des clients. Heureusement le personnel est sensible aux plaintes et se dérange encore pour récupérer les colis au terme d’opérations magiques et les amener au guichet. Ultime projet, on évoque la possibilité d’utiliser des drones pour transporter les colis à domicile.

Dans une gare, les billets sont délivrés par des automates plutôt bien conçus, qui n’ont évidemment pas le sourire d’une préposée. Il existe encore de véritables hôtels en Suisse, mais il ne faut tout de même pas espérer qu’un groom portera la valise jusqu’à la chambre. Le restaurant de la Gare de Lausanne, jadis desservi par des serveurs compétents est devenu un libre-service, c’est-à-dire que les clients les remplacent. Un ordinateur n’est pas vendu avec un service de dépannage ou d’initiation et reste donc, son existence durant, sous-utilisé. L’épidémie a instillé l’idée du télétravail et, pire, du téléenseignement au point que des commentaires de ce blog suggèrent de réduire les bâtiments académiques en y supprimant les bureaux. Les crèches, quand elles existent, sont hors de prix.

Toutes ces mutations reposent sur l’action séculaire des syndicats, qui ont réussi à augmenter les salaires minimums et à instaurer des contrats de travail. Elles sont donc le prix à payer pour une révolution sociale majeure, une rémunération plus égalitaire et plus juste, comportant néanmoins encore de sérieuses lacunes. A la différence de jadis, il n’existe plus de servante, de jardinier ou de cocher à domicile sous-payés.

L’excellente série Downton Abbey a fasciné les téléspectateurs parce qu’ils découvraient le monde de 1900 où chaque dame disposait d’une femme de chambre à temps plein, chaque monsieur d’un valet de pied   et où une famille d’aristocrates jouissaient des services d’une domesticité pléthorique. Le bonheur des oisifs de naissance dépendait du labeur du peuple. Ce n’est évidemment plus ni souhaitable, ni possible. Cela n’aurait jamais dû l’être. Mais on peut abandonner l’idée que l’enrichissement d’un pays produira plus de services en remplacement des emplois des secteurs primaires et secondaires, l’agriculture et l’industrie.

Restent heureusement les services assurés vaille que vaille dans la pénombre des familles, la garde des enfants, l’assistance aux vieillards, la cuisine, la lessive le ménage, en un mot ce qui suppose encore l’inégalité entre les hommes et les femmes. Et puis l’exploitation encore plus occulte de ceux qui n’ont pas de permis de travail, pas de domicile fixe, pas de contrat, pas de protection syndicale, en commençant par les prostituées recrutées à l’étranger. Dans une société avec peu de services assurés, il y aura toujours une place pour ceux que l’on sous-estime ou dont on a honte.

 

 

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