Une chronique politique sans parti pris

Les palissades de la déficience

 

L’usager régulier de la gare CFF  de Lausanne apprend  à ses dépens qu’elle devient vraiment inaccessible, en vue de travaux destinés à la rendre plus accessible, mais qui n’ont pas commencé depuis  des années et qui prendront au moins une décennie. Il découvre aujourd’hui que, derrière les palissades qui en obstruent l’accès et en dissimulent le chaos, il ne s’est rien passé depuis des mois Une bataille d’experts laisse planer un doute sur la stabilité de l’édifice, qui risque d’être miné par l’excavation en sous-sol de trois tunnels. Personne n’y aurait donc réfléchi auparavant : le fait de creuser sous un bâtiment existant n’a pas alerté. L’épisode est digne d’une république bananière dépourvue d’ingénieur, d’administration et de gouvernement compétents. Il confine au ridicule.

Sans s’enfermer dans une querelle de détails, impossible à trancher pour un observateur extérieur, cette gabegie ouvre la voie à une réflexion sur la gouvernance helvétique. Dans cette affaire, il y a plusieurs acteurs : l’Office fédéral des Transports, les CFF, le canton, la ville tout en oubliant les usagers et les commerçants du quartier, qui sont des victimes passives. Le moins que l’on puisse dire est que tous ces pouvoirs se neutralisent en luttant pour asseoir leur prééminence. La Suisse est un millefeuille d’institutions dont aucune n’est capable de gouverner le tout, parce que c’est voulu comme une sauvegarde contre la dictature. L’intrication des cantons et de la Confédération en est le meilleur exemple. Mais il devrait exister un compromis passable entre un ordre oppressant et pas d’ordre du tout.

Dans la plupart des pays, une gestion aussi néfaste d’un chantier capital se solderait par la démission du ministre responsable. Mais l’idée de sanctionner Simonetta Sommaruga serait aussi odieuse qu’absurde puisqu’elle n’a tout d’abord aucun pouvoir discrétionnaire et ensuite aucune compétence en génie civil. Elle a suivi une formation artistique et littéraire qui la qualifierait comme ministre de la culture : là où il aurait fallu un ingénieur civil, on a placé une pianiste, comme cela elle n’est responsable de rien. Il en est de même des autres Conseillers fédéraux gérant toujours des domaines dans lesquels ils n’ont aucune expérience. Ils règnent mais ne gouvernent pas, un peu à l’image de la Reine d’Angleterre. La responsabilité politique glisse alors sur les chefs des Offices fédéraux dont ce n’est pas leur rôle. Et donc ils se dérobent aussi. On a le sentiment d’un univers kafkaïen où un pouvoir occulte, mesquin et impuissant ne se manifeste que pour ne rien entreprendre.

Un exemple récent est celui du Département de l’Economie, plusieurs fois interpellé sur la carence d’ordonnances régentant les économies d’énergie : « il est inapproprié que, suite à la crise Covid, des voix réclament à cor et à cri l’intervention du Conseil fédéral chaque fois qu’il y a un problème ».  Tenons-le-nous pour dit : il ne faut pas déranger Berne sous prétexte de crise. Le Conseil fédéral n’est pas « approprié » pour cela.

Le chantier de la gare de Lausanne n’est pas une exception, mais l’exemple extrême qui attire l’attention sur le rapport laborieux entre pouvoirs publics, entreprises de constructions et bureaux d’experts. L’ouverture d’un chantier quelconque se marque par l’érection de palissades en interdisant l’accès. Et puis il ne se passe toujours rien pendant des semaines ou des mois. On comprend alors que les chantiers de travaux publics servent de variable d’ajustement pour les entrepreneurs. Tant qu’ils ont du travail sur des chantiers privés, ils y affectent leur main d’œuvre. C’est lorsqu’il y a un creux dans leur carnet de commandes qu’ils les utilisent sur les chantiers publics. C’est une utilisation optimale des emplois et du matériel du point de vue de l’entreprise au prix d’un mépris total de l’intérêt public. C’est peut-être un facteur parmi d’autres dans la réussite économique du pays : sacrifier l’intérêt public à la promotion du privé, renoncer à la planification étatique pour s’en remettre au hasard.

Il reste que dans le cas de la gare de Lausanne, entravée dans son fonctionnement pendant des années, l’usager aspirerait à un pouvoir central plus fort, auquel tout le reste serait subordonné, tout simplement pour que la gare fonctionne normalement. Il faut qu’en cas d’urgence il y ait quelqu’un pour y faire face ou pour être le responsable des malfaçons éventuelles. L’exemple de ce chantier renvoie à la cafouilleuse gestion de l’épidémie de Covid, à l’inexistante action pour gérer le réchauffement climatique, à la brouillonne relation avec l’Europe. Dans sa conception actuelle, le Conseil fédéral est idéalement adapté à la gérance de la routine, pas du tout à celle des crises ou des dossiers compliqués. Il suffit de le jauger : pas de chef, pas d’équipe homogène, pas de programme, pas de majorité parlementaire, donc totalement irresponsable. Comme chacun des conseillers peut se sentir à la fois dans la majorité et dans l’opposition, aucun n’est responsable de rien.

Les institutions helvétiques sont admirables parce qu’en moyenne elles fonctionnent d’excellente façon : le pays est prospère, stable, paisible parce que personne n’y exerce réellement le pouvoir. Les décisions se prennent de façon aléatoire, comme dans l’évolution biologique, dont nous copions la paradoxale réussite, qui est une combinaison de hasard et de nécessité, sans plan établi, sans agent organisateur. La Nature décide.  L’acratie helvétique est la forme optimale d’exercice du non-pouvoir. Ce n’est pas trop d’une gare ankylosée pour apprendre cette leçon.

 

 

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