Une chronique politique sans parti pris

Tombeau pour Alcina

 

 

Le vendredi 11 mars 2022 nous avons assisté à la désintégration d’”Alcina”, une des meilleures œuvres de Haendel datant de 1735, par l’Opéra de Lausanne. L’argument est simple, l’enchanteresse Alcina accueille dans son île les naufragés pour les transformer en animaux ou en rochers. Mais s’en mêle et s’emmêle son amour pour un certain Ruggiero, qui est en fait remplacé par sa sœur, déguisée et homme et interprétée par un hautecontre à Lausanne. Bref une comédie des genres tout à fait dans le goût décadent de notre époque. L’intrigue amoureuse ne cesse de se compliquer pour satisfaire les esprits tortueux du Siècle des Lumières.

L a mise en scène cannibalise ce conte de fées  en apologue de géométrie de l’espace. Le seul élément de décor est un icosaèdre, polyèdre régulier convexe à vingt faces identiques qui sont des triangles équilatéraux. Pour de esprits avertis  de la géométrie euclidienne, cette abstraction est censée représenter le château enchanté d’Alcina. L’opéra est réduit à son squelette, :  les airs chantés (très bien) pat les différentes protagonistes. Pas de chœur, pas de ballet, pas de récitatif. Un opéra épuré dans le grand style de la mise en scène contemporaine qui n’est pas faite pour flatter le public mais pour le plonger d’abord dans l’ennui, puis dans l’hébétude, enfin dans un sommeil réparateur. Il y avait heureusement deux entractes qui lors du second ont permis la fuite éperdue de tous ceux qui s’étaient ennuyés déjà pendant deux heures.

Les spectacles ne sont plus conçus pour le public. Ils visent à établir la réputation du metteur en scène dans le petit monde de l’entre-soi théâtral. Il ne faut surtout pas refaire ce qui a déjà été fait : un décor et des costumes illustrant l’action dans le lieu et le siècle où elle est censée se dérouler. Tout cela est bas et digne d’un auditoire bourgeois. Il vient à l’opéra ou au théâtre  satisfaire ses appétits grossiers d’émotions vulgaires, rire ou pleurer. Or ce n’est plus du tout le moteur de la dramaturgie contemporaine. Pour subsister, elle doit capter des subsides publics. Ceux-ci sont répartis par des organes obscurs qui ont leurs propres mobiles. Ils sont entre les mains de personnages inconnus du public qui gèrent les méandres confus de leurs carrières à la frange de l’administratif et du politique. A ce titre la culture au sens traditionnel du terme ne les intéresse pas. Il faut de la renommée, de l’esbrouffe, de la notoriété, du donnant-donnant, de la petite monnaie du spectacle.

A ce point de vue Alcina est une réussite. Les critiques des journaux furent excellentes puisque leurs auteurs font partie de la même coterie. Celle-ci étend ses ravages bien au-delà de l’Opéra. Les scènes de Vidy et de Kléber-Méleau, jadis si intéressantes, succombent à la même mode. Nous avons ainsi assisté dans ce dernier lieu à une représentation des « Trois Sœurs » de Tchékhov, démunie de tout attrait narratif : pas de décor, pas de costume, une scène transformée en ring sur laquelle les comédiens s’évertuaient  à faire oublier que l’action devrait se passer dans une ville de province russe fin du XIXe siècle, dans l’attente de la révolution de 1917. Des officiers de la garnison prennent le thé chez trois filles qui aimeraient bien aller à Moscou. Tout ce narratif est soigneusement gommé pour aboutir à un squelette d’intrigue, à laquelle on ne comprend rien, ne serait-ce que parce que les comédiens jouant les rôles d’officiers ne portent pas d’uniformes, qui eussent été des concessions grossières à la compréhension du public.

Le même processus de destruction est utilisé dans la mise en scène de la “Cerisaie”, originellement dans la Cour des Papes à Avignon, actuellement transporté à Genève. Surtout pas de décor évoquant la subtile poésie d’une datcha russe mais un amas de chaises que les comédiens n’arrêtent pas de remuer, ce qui  a un sens subtil hors de notre portée. L’ajout invraisemblable d’un mini orchestre rock qui transformera et exaltera le texte de Tchékhov, auquel ni le metteur en scène, ni les comédiens n’ont rien compris, qu’ils détestent en conséquence et qu’ils s’efforcent de ridiculiser en rendant l’intrigue indéchiffrable.

Dans les circonstances que nous vivons, il nous faudrait une lumière pour éclairer les ténèbres qui se répandent. Après avoir perdu la religion catholique, déconsidérée dans un scandale inimaginable, nous perdons la culture qui s’autodétruit elle-aussi. Peut-être que le rapport de causalité est inverse : faute de transcendance nous ne parvenons plus à nous gouverner et à établir des rapports raisonnables entre des peuples qui vont finir par se battre. Le vendredi 11 mars au soir nous sommes rentrés le cœur lourd dans nos pénates pour prendre les dernières nouvelles du massacre des Ukrainiens. On est cerné par la bêtise de ceux qui devraient être sages pour gouverner et lettrés pour diffuser la culture. Les médiocres ont pris le pouvoir.

 

 

 

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