« Tu causes, tu causes, c’est tout ce que tu sais faire ». Cette citation de Zazie dans le métro de Raymond Queneau est passée en proverbe pour désigner le penchant phraseur des Français, prompts à disserter sans fin de problèmes que l’on ne peut ou ne veut résoudre. Cette inclination est du reste commune aux lieux du pouvoir. Celui, qui a siégé au Conseil National, se souvient des débats de plusieurs heures sur un objet constitutionnel, où tout conseiller a le droit à la parole pendant trois minutes, où le quart de l’assemblée s’inscrit et où l’on répète inlassablement les mêmes arguments devant un auditoire quasiment vide. On parle pour parler, sans aucune perspective de convaincre personne puisque personne n’écoute sinon les rédacteurs du procès-verbal. On s’imagine cependant que cela vaut la peine de prendre la parole, comme si c’était vital. Parler constitue un bon substitut d’agir, s’il s’agit de se convaincre soi-même d’avoir fait ce qu’on pouvait.
L’actualité fournit un exemple éclairant de ce travers : les efforts diplomatiques dans l’affaire ukrainienne. Ceci ne signifie pas que la diplomatie ne serve à rien dans son usage ordinaire entre gens civilisés. Elle permet d’informer au mieux de la position de chaque partie. Mais elle ne sert pas, si l’une des parties fait la sourde oreille.
On peut comparer Poutine à un joueur de poker singulièrement doué, tandis que Biden croit qu’il joue au solitaire et les Européens à la belote. Poutine a subi d’une oreille distraite les présidents divers, qui croyaient modifier ses intentions en l’assommant de parlotes durant plusieurs heures. Ces représentants de l’Occident prétendent sauver la paix par la diplomatie, quoique ce ne soit pas leur véritable mobile. En réalité, le monde occidental ne veut absolument pas de la guerre. Pour espérer attendrir le tsar, il va jusqu’à en informer Poutine, ravi d’entendre cette rengaine, qui l’assure de pouvoir agir sans risque. Le premier principe d’une diplomatie consciente serait de ne pas révéler ses résolutions les plus secrètes. Il fallait au moins laisser entendre que toutes les options étaient ouvertes.
Et Poutine gagne ses levées patiemment, résolument, intelligemment sur le terrain. Il utilise la tactique du salami, avec pour but d’avaler à terme toute l’Ukraine. Il a pris jadis la Crimée, l’Ossétie, l’Abkhazie, la Transnistrie sans en être châtié, il attrape aujourd’hui le Donbass avec la même merveilleuse impunité. Il foule le protocole de Minsk de 2014 avec une sombre joie. Pour un autocrate, les traités ne sont que des chiffons de papier.
On croit aujourd’hui revivre septembre1938, l’époque des accords de Munich. Le Premier ministre Neville Chamberlain signa pour l’Angleterre. Benito Mussolini et Adolf Hitler pour l’Italie et l’Allemagne. Daladier pour la France. L’objectif de ces accords de Munich n’était rien moins que la dénonciation de l’alliance de défense mutuelle qui avait été signée entre la France et la République tchécoslovaque. Cela donna à Hitler la permission d’annexer les Sudètes qui étaient peuplées de germanophones, c’est-à-dire d’envahir une partie de la Tchécoslovaquie en déplaçant la frontière. Une fois ce forfait accompli, il se sentit libre d’attaquer successivement le Danemark et la Norvège, puis la Pologne. Alors, l’Angleterre et la France qui ne voulaient pas de la guerre ont fini par y être irrésistiblement entraînées, parce que l’Allemagne y était résolue dès le début. Toutes les manœuvres diplomatiques déployées à Munich n’ont servi à rien, face à un adversaire qui feignait de les écouter pour gagner du temps et mieux se préparer. Neville Chamberlain était un gentleman britannique qui ne réalisait pas qu’il avait affaire à un individu mal élevé. Le premier ministre français, Daladier, fut moins naïf mais tout aussi lâche. Winston Chruchill a résumé cette situation : « L’Angleterre croyait avoir le choix entre le déshonneur et la guerre. Elle a choisi le déshonneur et elle a eu la guerre. »
Aujourd’hui, il en est de même. En annonçant que l’Otan ne fera pas la guerre pour l’Ukraine, cette alliance garantit l’impunité à Poutine. Les sanctions économiques n’y feront rien parce que la Russie s’y est préparée. Un pays prêt à déplacer ses frontières au prix de la vie de ses soldats y est indifférent. On n’achètera pas la paix avec la Russie en lui faisant perdre de l’argent. On la renforcera dans sa résolution irrédentiste, patriote, panrusse. Après avoir sondé la faiblesse de l’Otan, Poutine émettra des revendications sur les pays baltes qui furent jadis des provinces soviétiques. Et ainsi de suite. En abandonnant l’Ukraine à son sort, on choisit le déshonneur de peur d’avoir la guerre. On ne diminue pas le risque de la subir.
Pour l’Occident, elle est devenu un gros mot. Les Etats-Unis se retirent de l’Afghanistan et la France du Mali, subissant ainsi les pressions de leurs opinions publiques. La démocratie libérale n’est pas un produit d’exportation, même et surtout si les commis-voyageurs portent un uniforme. En Russie on peut encore affermir son pouvoir en tenant un discours impérialiste. En même temps, Poutine ne peut supporter qu’un régime démocratique s’installe à sa porte en Ukraine car cela signifierait le terme de son autocratie. Il a donc de bonnes raisons d’envisager la guerre et même de l’engager car il n’a en face de lui qu’une UE sans diplomatie commune et sans armée unifiée. Par un paradoxe coutumier de l’Histoire, Poutine deviendra peut-être l’artisan de la création d’un véritable Etat européen. Celui-ci serait alors le nécessaire rempart d’une Suisse indéfiniment neutre, pareille au maître d’école qui surveille d’un œil indulgent les querelles des gamins sur la cour de récréation. Réjouissons-nous d’être sorti de l’Histoire ! Ou de le croire ?