Une chronique politique sans parti pris

Les peuples l’emportent sur l’Etat

 

La votation du 13 février a constitué une démonstration éclatante du bénéfice de la démocratie directe : sur trois objets, le peuple l’a emporté sur l’Etat fédéral : administration, parlement, Conseil fédéral confondus. Et le quatrième objet, l’interdiction de l’expérimentation humaine et animale, a été balayé à une telle majorité qu’il ne constituait pas un réel enjeu par suite de son utopisme.

La votation a aussi révélé une fois de plus qu’il n’existe pas un peuple en Suisse, au sens d’une Nation uniforme, unilingue, pratiquant la même religion, la même cuisine, les mêmes passe-temps. La force de la Suisse réside au contraire dans le fédéralisme, la reconnaissance qu’il n’existe pas une mais quatre Nations, un peuple quadruple, soigneusement protégé de toute tentative de centralisme. Comme on parle rien moins que trois langues dans les Grisons, il s’impose de préserver la plus fragile, jusqu’à l’imprimer sur les billets de banque. La véritable démocratie n’est pas le règne de la majorité mais le respect de toutes les minorités. En sens inverse une minorité doit respecter la loi votée par la majorité et ne peut se prévaloir d’une liberté sans limites.

Il n’y a donc pas lieu de se chagriner de ce que le soutien à la presse fut positif en Suisse romande et négatif en Suisse alémanique. Le Röstigraben n’est pas l’indice d’un défaut mais d’un privilège. Chaque Nation de l’Helvétie a pu s’exprimer au point de mettre en évidence une différence culturelle tout à fait respectable, qui n’empêche pas les röstis d’être servis dans toute la Suisse. Pour entrer dans un détail probant, la recette originale alémanique consistait à râper des pommes de terre préalablement bouillies tandis que la variante romande penche plutôt vers les pommes de terre râpées crues. Cela ne vaut pas la peine d’une guerre civile.

En comparaison des autres pays, la Suisse est donc, bien plus qu’une curieuse anomalie, l’exception fondatrice de tout Etat pluriethnique.  En revanche, la contradiction institutionnelle de la plupart des pays est le concept bétonné d’Etat Nation, c’est-à-dire la superposition d’une structure du pouvoir sur une population homogène. La gestion du premier, l’Etat, en soi arbitraire, facilement oppressive, tatillonne, forcément bureaucratique, est indûment justifiée par l’existence chimérique d’un être collectif la Nation, puisant son origine dans la nuit des temps. Seule la Nation justifie l’Etat. Il n’y a pas d’Etat légitime sans la Nation.

A la fin du XVIIIe siècle, l’origine de ce malentendu existentiel fut la France jacobine, centralisatrice, pyramidale.  Suppression des provinces au bénéfice des départements. Avec l’élection aujourd’hui par le « peuple » (tellement peu unanime qu’il faille prévoir deux tours) d’un président français habitant un palais avec une foule de serviteurs, avatar républicain de ce roi auquel on a jadis coupé la tête. Il semble parfois que ce soit du reste sa fonction essentielle : on l’élit à une faible majorité pour le critiquer tout de suite, avec un déclin radical de sa popularité sondagière. Un substitut de roi pour une guillotine allégorique. Un Chef de l’Etat pour s’en moquer, pour se venger de l’existence de l’Etat, qui gêne.

Ce schéma, inventé de toute pièce durant la Révolution, fut conforté au siècle suivant par l’école obligatoire de Jules Ferry, vaste machine destinée à supprimer les parlers régionaux, qui contredisaient le concept de Nation. Celle-ci constitue maintenant le principal obstacle à la nécessaire fusion de l’UE en un Etat. Selon la formule gaullienne, il ne doit exister d’autre Europe que celle des Etats, chacun fondé sur sa Nation, socle transcendant de sa légitimité. Les instances bruxelloises ne peuvent exercer qu’un rôle d’arbitre, de fédérateur, de gestionnaire de l’économie.

Car le mauvais exemple de la France jacobine a contaminé des nations traditionnellement fédérées comme l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne et la Grande-Bretagne. A partir du XIXe siècle, ces pays pluriethniques se sont cherché une unité artificielle, qui n’a pas été pour rien dans le déclenchement des deux guerres mondiales. Cette confusion des niveaux fut résumée dans la formule meurtrière : ein Volk, ein Reich, ein Führer. Combien d’Allemands sont morts en croyant se sacrifier simultanément pour la Nation, l’Etat, le Chef, comme si c’était la même chose.

Le Brexit est une manifestation tardive d’une fausse unité britannique, puisque ni l’Ecosse. ni l’Irlande ne l’ont approuvé. L’inimaginable assaut du Capitole par les partisans de Trump est l’ultime tentation d’imposer à l’Etat yankee la volonté du peuple humilié des Confédérés.

Le désagrément majeur avec l’idée de l’Etat-Nation est son augmentation récente. La Russie fait actuellement une poussée de fièvre en se fixant pour objectif de récupérer les populations russophones en Ukraine, en attendant celle de l’Estonie, comme si cela valait le risque d’une guerre qui pourrait devenir nucléaire. La Chine opprime les Tibétains et les Ouighours parce qu’ils ont le défaut insupportable de ne pas parler le chinois, qui est du reste plus un conglomérat de dialectes que la pratique uniforme du mandarin. Le Liban est carrément devenu ingouvernable à cause de ses multiples communautés, qui se sentent chiites, sunnites ou chrétiennes avant d’être libanaises. L’Espagne ne digère par le peuple catalan. La Belgique est la réunion accidentelle de deux peuples qui ne l’ont pas choisi et qui ne parviennent pas à se fédérer en cherchant une vaine Nation belge.

Le tout premier des devoirs d’un Etat est d’assurer la sécurité du peuple ou de ses peuples, en défendant son indépendance, s’il le faut par les armes, plutôt que de se complaire dans des controverses à qui sera le plus souverainiste. La menace russe sur la paix en Europe est une réalité dont il faut tenir compte. Les Etats-Unis étant occupés ailleurs, le seul obstacle à l’impérialisme russophone reste l’UE. Elle n’a toujours pas compris que le plus important n’était pas la monnaie commune ou la libre circulation des hommes, des capitaux, des marchandises, des entreprises. Ce ne sont normalement que les conséquences de l’existence d’un Etat, pour l’instant inexistant, et cet Etat qui devrait advenir ne peut être fondé sur l’existence factice d’une prétendue Nation européenne. Une armée et une diplomatie commune peuvent exister dans une Confédération  de Nations distinctes.

La Suisse a servi – et sert encore – de prototype latent d’une future confédération européenne, qui protègerait d’abord sa sécurité et son indépendance, y compris celle de la Suisse elle-même. Ce qui signifie une armée commune. Pas l’alliance de l’Otan, qui n’a même pas réussi à unifier le matériel de ses armées.

En 1954, le Parlement français a rejeté l’idée d’une Communauté Européenne de Défense, tant ce concept contredisait la nostalgie d’une France, qui avait imposé toute seule sa prédominance militaire de Louis XIV à Napoléon. Or la réalité est depuis devenue bien différente. Avant 1914 déjà, la France a dû chercher une alliance avec la Russie et la Grande-Bretagne pour assurer sa sécurité face à l’Allemagne. Mais cette faiblesse, permanente depuis un siècle, a toujours été occultée par le discours nationaliste, identitaire, souverainiste qui infecte aujourd’hui encore la campagne de la droite française. Plutôt que se gargariser de grandeur, il faudrait parler pragmatiquement de sécurité et en tirer les conséquences.

La Suisse a donc un rôle essentiel à jouer dans la construction européenne, celui d’un exemple de quatre Nations en un Etat doté de fédéralisme, de démocratie directe, de concordance. Et d’une armée de milice. Faudrait-il attendre le malheur d’une nouvelle guerre européenne pour s’en rendre compte ?

 

 

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