Une chronique politique sans parti pris

Des Suisses sans passeports

 

Un manifeste a été publié récemment, en Suisse alémanique par l’association Vierviertel   qui dénonce une “politique d’exclusion”. Il demande une promotion active de la naturalisation et un droit au passeport dès quatre ans de résidence, afin que les quelque deux millions de personnes résidentes sans passeport suisse puissent accéder plus facilement à la nationalité.

Lisa Mazzone et Paul Rechsteiner,  au Conseil des Etats, viennent de déposer chacun une motion sur la naturalisation. La sénatrice Verte demande de faciliter celle de la deuxième génération. Le socialiste veut accorder le passeport aux personnes nées en Suisse. Ces démarches ont peu de chance de réussir. Car, trois échecs consécutifs en votation populaire doivent être pris en compte. La montée dans les années 1990 de l’UDC, très restrictive sur l’accès à la nationalité, a imprégné les partis de droite et du centre-droit de cette tendance

Deux millions deux cent dix mille habitants de la Suisse n’ont pas le passeport de ce pays. Ils sont réputés étrangers, même s’ils sont nés dans le pays, ne l’ont jamais quitté, y ont fait toutes leurs études, n’ont pas vécu dans le pays de leurs parents, dont ils ne parlent même pas la langue. Si l’on ne tient pas compte des passeports mais plutôt du lieu de naissance, on atteint 30% de résidents qui ne sont pas nés en Suisse. Ainsi, sans que cela soit notoire, le pays est champion mondial de l’immigration, bien plus que les Etats-Unis. On ne tient pas compte des pays du Golfe où elle est de nature tout à fait particulière.

La raison essentielle est économique. Un médecin ou un ingénieur français, allemand ou italien est attiré par des salaires bien plus élevés que dans son pays d’origine et aussi pat l’excellence de la médecine ou de la technique en Suisse. De plus la langue n’est pas un obstacle. Salaires mensuels moyens en dollars : Suisse 7329, Allemagne 4045, France 3524, Italie 2902. On peut y ajouter la beauté des paysages, la tranquillité sociale, la sécurité des villes. Homicides par 100 000 habitants : Suisse 0.5, Italie 0.7, Allemagne 1.2, France 1.4, Etats-Unis 5.4, dix fois plus que la Suisse ! Quel que soit le critère, la Suisse est le pays au monde où il fait le meilleur vivre. Même si les étrangers qui y résident sont des plus nombreux, ils y sont apparemment parfaitement intégrés au point de devenir plus paisibles. Seuls certains Suisses de souche peuvent douter de cette évidence et considérer tous les étrangers comme des criminels en puissance.

La relation de cause à effet entre la prospérité du pays et son ouverture à l’immigration n’est pas toujours bien discernée ou admise. La Suisse est un pays réputé, à raison, pour la qualité de son économie : les travailleurs suisses sont actifs dans le secteur des services, principalement dans le commerce, la finance ou le tourisme. Dans le secteur industriel, l’industrie chimique et pharmaceutique, la construction de machines et la métallurgie se taillent la part du lion. Il est donc indispensable de recruter continuellement des spécialistes hautement qualifiés bien au-delà des frontières. Et même de la main d’œuvre moins bien formée mais bien motivée. Et tout cela non seulement avec un faible taux de chômage mais en important en plus le chômage des pays voisins. Le nombre de frontaliers  a plus que doublé en 25 ans. A fin 2020, quelque 343’000 frontaliers travaillaient en Suisse, contre 140’000 au milieu des années 1990.

À titre d’exemple particulier, l’EPFL a créé un programme dédié au recrutement des enseignants. Concrètement, de jeunes chercheurs sont recrutés comme postdocs dans le monde entier, et des moyens financiers sont alloués autour d’un million de francs suisses comme crédit d’installation. En un demi-siècle l’EPFL est passée d’excellente école d’ingénieurs d’exploitation au rang d’université de technologie formatrice de chercheurs de réputation mondiale.

Bien évidemment, en plus des étrangers nés dans le pays, ce personnel de cadres et de chercheurs une fois installé dans le pays peut souhaiter en acquérir la nationalité pour mieux s’y sentir. Or, il est soumis à la moulinette de la procédure de naturalisation. « Toute personne résidant en Suisse depuis dix ans et titulaire d’un permis d’établissement C peut déposer une demande de naturalisation ordinaire auprès de sa commune ou de son canton de domicile. La législation cantonale prévoit en outre une durée de séjour minimale de deux à cinq ans dans la commune et le canton. En plus, posséder des connaissances élémentaires en géographie, histoire, sociale et politique de la Suisse, du Canton et au niveau local. » Devant cette accumulation d’obstacles, beaucoup de candidats renoncent.

Exemples de questions significatives pour mesurer l’intégration dont il faut mémoriser la réponse : Quel est le terminus du LEB (chemin de fer) ? Quel est le nom du Président du Conseil d’Etat vaudois ? Qui est le syndic de Lausanne? Que signifie DSAS? Par quels cantons le plus ancien pacte de la Confédération a-t-il été signé en 1291 ? Qui a fondé la Croix-Rouge? Quelle femme politique d’origine valdo-genevoise a habité le château de Coppet ? En quelle année l’Exposition nationale a-t-elle été organisée à Lausanne ?  Dans quelle ville peut-on voir la statue de Guillaume Tell? Où se fête le plus grand carnaval de Suisse? Quel bâtiment a été inauguré à Lausanne le 14 avril 2017? Dans quelle ville se trouve le musée de l’alimentation? Si vous ne connaissez pas les réponses, vous êtes indignes de la naturalisation et, en conséquence, si vous êtes Suisses vous êtes indignes de votre nationalité.

L’auteur de ce blog s’est  obstiné. Après 24 ans de démarches et deux refus, il fut finalement naturalisé. Or, il fut tout ce temps fonctionnaire fédéral, évidemment francophone et connu à l’étranger comme étant un écrivain suisse. Cette expérience particulière démontre combien la procédure est exigeante, pointilleuse et conçue pour naturaliser le moins possible, comme si c’était le véritable objectif. Il faudra répondre à cette question : pourquoi au fond cette réticence ? Quel est le véritable mobile ?

Quelle est la motivation réelle des opposants, alors que le bénéfice de l’immigration en matière d’économie et de démographie est manifeste ? Comment subsisterait le système de santé si le quart du personnel, qui a été formé à l’étranger et non naturalisé, disparaissait, si les pays d’origine les mobilisaient ? Comment l’AVS, pension par répartition fonctionnerait, si s’en allaient les travailleurs étrangers ? Ce ne serait tout simplement pas possible.

Cette énigmatique motivation a été dévoilée ingénument par un haut fonctionnaire en charge de l’immigration, refusant obstinément de délivrer un permis de séjour à une physicienne allemande qui venait d’être choisie par le Canton de Vaud comme professeur à l’UNIL, atteignant ainsi le comble de l’absurde : le Canton se refusait à soi-même un permis. Interrogé par l’auteur il répondit benoitement : « Chaque fois que j’accorde un permis à un étranger qualifié, je nuis à un Suisse qui l’est moins. ». Ce qui est tout à fait vrai. Mais cela néglige que l’engagement d’un étranger qualifié engendrera plusieurs postes de travail pour des Suisses qualifiés ou non. Il faut comprendre que l’acceptation d’une naturalisation facilitée n’est aisée que pour les citoyens qui ne redoutent pas la concurrence étrangère sur le marché du travail. Et comme ils sont minoritaires…

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