Une chronique politique sans parti pris

Régression dans le nucléaire

 

 

Non seulement la France décide de conserver le nucléaire, mais elle va investir dans six nouveaux réacteurs ou même davantage. Elle est à ce point engagée dans cette filière qu’elle ne parvient pas à en imaginer l’absence. Dans une de ses évocations rituelles d’un glorieux passé imaginaire, l’UDC plaide pour le même retour en arrière en Suisse. Soit dit en passant pourquoi sont ce, dans le monde entier, toujours les mêmes partis qui à la fois nient l’épidémie, refusent le passe sanitaire, soutiennent le nucléaire et contestent le réchauffement climatique ? Mystère de la mentalité extrémiste.

Quand on n’a pas d’imagination, d’inventivité, de vision on se borne à la routine. Les états-majors perdent les guerres en se préparant à la précédente. Les théologiens révèrent la tradition. Les partis populistes rêvent de revenir à un passé imaginaire.

Car le monde politique est confronté à un défi qui le dépasse. Que faire pour lutter contre le problème planétaire du réchauffement climatique d’origine humaine et (ou) de s’y adapter ? Les remèdes sont connus : réduire la consommation non seulement de l’énergie mais des produits ou des services qui en consomment ; se limiter strictement aux énergies renouvelables. Mais ils sont impopulaires. Ils postulent un bouleversement des relations sociales. Il est impensable de gouverner en renonçant à ce qui existe et qui est provisoirement si confortable..

Et donc, logiquement, irrésistiblement, on en revient à une solution réputée miraculeuse, l’énergie nucléaire. Lorsqu’elle fit son apparition dans les années 50, elle fut dotée de propriétés magiques. L’humanité aurait disposé enfin d’une source d’énergie propre, infinie, bon marché : l’énergie deviendrait pratiquement gratuite. On pourrait enfin se libérer des énergies fossiles, de la pénible extraction du charbon dans des mines dangereuses.

Cependant, le nucléaire de fission comporte un obstacle prohibitif, le risque d’une fusion du cœur, et trois inconvénients majeurs : il n’existe pas une ressource infinie de combustible ; cela n’a jamais été qu’une ressource marginale produisant 10% de l’électricité dans le monde ; on ne dispose pas de solutions pour l’élimination des déchets radioactifs, dont la durée de vie se calcule en milliers d’années. Ces limitations furent gaiment ignorées lors du premier investissement dans les centrales nucléaires.

Or, l’uranium quoique largement réparti n’est nullement une ressource infinie pour l’excellente raison que rien n’est infini sur la Terre. On estime les réserves exploitables suffisantes pour garantir un approvisionnement durant un siècle. Après on agite vaguement la possibilité de nouveaux réacteurs au thorium ou d’énergie de fusion. Mais ce sont deux hypothèques sur le futur. Une technique n’existe vraiment que lorsqu’un prototype fonctionne correctement. Pour ces deux techniques de substitution ce n’est pas le cas.

C’est au fond ce qui est déjà arrivé aux générateurs à uranium existants. Ils ont révélé des problèmes dont on n’avait pas conscience lors de l’enthousiasme initial. Par exemple cette possibilité réelle d’une fusion du cœur. En 1970 lors de la controverse qui entoura la construction des réacteurs suisses, l’argument décisif des partisans était une estimation, fondée sur des calculs de probabilité, que ce risque ne se produirait qu’une fois tous les 10 000 ans. Abasourdie par ce chiffre, l’opinion publique et les décideurs en déduisirent erronément que le premier accident se produirait dans dix millénaires En résumé, cette technique aurait été infiniment sûre.

La réalité démentit ce calcul en moins de cinquante ans. Les deux accidents majeurs de Tchernobyl et de Fukushima ont rendu inhabitables de larges portions de territoire. Le nombre de morts ne sera jamais connu par suite de la dissimulation des pouvoirs publics impliqués. On recense encore huit autres cas de fusion du cœur sans rejets extérieurs, plus les sous-marins russes naufragés en nombre inconnu. Dans le premier cas, on expliqua la catastrophe par le vice inhérent au système soviétique géré par des incompétents. Dans le second cas cela devint impossible, car les ingénieurs japonais ont plutôt bonne réputation.

Le parc nucléaire civil mondial comptait 444 tranches nucléaires dans 32 pays. Sur les 54 projets de constructions en cours, la Chine en mène 12 à elle seule. Six nouvelles tranches ont été mises en service en 2019 : deux en Chine, trois en Russie et une en Corée du Sud. Au cours de l’année 2019, six réacteurs au total ont été arrêtés. Par rapport aux réacteurs en fonctionnement, le risque d’un accident majeur durant la durée d’exploitation est donc supérieur au pourcent, soit dix cas pour moins de 500 tranches, bien loin d’être négligeable. Tôt ou tard il se produira une nouvelle fusion de cœur qui déconsidèrera définitivement la filière d’énergie de fission. On l’excusera en l’attribuant à une erreur humaine comme s’il était possible de les éviter.

La tentation de revenir au nucléaire est permanente, parce qu’il a la réputation usurpée de ne pas émettre de CO2. Si l’on considère l’ensemble du cycle depuis l’extraction et le traitement du minerai jusqu’à la gestion des déchets en passant par la construction, l’exploitation et le démantèlement de la centrale, le nucléaire génère en moyenne de 12 à 66 grammes de CO2 par kWh produit selon le type de cycle. Beaucoup moins que le charbon (820 grammes) et le gaz (490 grammes). En comparaison, le nucléaire est favorable. Il y a tout à perdre en fermant une centrale nucléaire pour la remplacer par une centrale à gaz.

Néanmoins pour ce critère le nucléaire est en compétition avec le photovoltaïque (48 grammes), l’hydroélectricité (24 grammes) et l’éolien (12 grammes). A ce titre, le renouvelable l’emporte. Une politique intelligente consiste à remplacer le nucléaire par ces trois sources d’énergie.

Car le nucléaire est affronté à d’autres obstacles. Dans le but prétendu de réduire la production de CO2 de 50% en 2030, il est impossible d’y arriver en construisant de nouveaux réacteurs dans un délai qui oscille entre vingt et trente ans. Il faudrait en plus que le secteur privé accepte d’investir dans cette filière alors que le coût du renouvelable devient compétitif. Ainsi le prix à la production pour l’EPR de Flamanville est estimé à 70 à 90 euros le MWh, idem pour les centrales à gaz, pour l’éolien terrestre 82 euros et le photovoltaïque à 142 euros, tandis que l’hydraulique plafonne à 20 euros.

Le seul argument nouveau des partisans du nucléaire est sa capacité à suppléer l’éolien et le photovoltaïque quand la météo leur est défavorable. Mais c’est utiliser le nucléaire à temps partiel de façon aléatoire ce qui renchérira son coût.

Tels sont les faits. Les voitures deviendront électriques et les bâtiments seront chauffés par des pompes à chaleur. Le vecteur de transport de l’énergie ne sera plus le pétrole mais l’électricité. Il faudra dans un avenir bref en augmenter considérablement la production sur le territoire national, car la Suisse ne pourra plus compter sur l’importation en temps de pénurie et de brouille avec l’UE. Qui s’occupe sérieusement de ce défi qui se posera dans la décennie à venir ? Existe-t-il un responsable ? Est-ce l’affaire des Cantons ou de la Confédération ? Le savent-ils eux-mêmes ?

Les gens prévoyants et riches finiront par faire comme à Beyrouth : se doter d’une génératrice personnelle consommant du diesel.

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