Une chronique politique sans parti pris

Passage dans l’anti-culture

 

 

La mise en scène théâtrale à la mode consiste à déconstruire un grand classique du répertoire jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien que le titre, pour piéger des spectateurs, qui seront plongés au fil de la représentation dans un mélange d’ennui et d’exaspération. Il ne faut surtout pas qu’ils soient intéressés, émus ou distraits, fidélisés ou passionnés. C’est vulgaire. Les salles se vident, les abonnés se désabonnent, les subsides diminuent. Peu importe. Comme le metteur en scène se fait plaisir dans ses recherches et qu’il est par définition un incompris, le déplaisir des spectateurs  mesure un indice de son talent. Ces derniers doivent concevoir que l’auteur de la pièce est maintenant dépassé par le génie de son adaptateur, qui a enfin saisi le sens profond de l’œuvre.

Le meilleur exemple de cet anti-théâtre se joue, si l’on peut dire, au Kléber-Méleau de Lausanne jusqu’à la fin du mois de novembre, à la chute des feuilles. L’œuvre vouée à la dissection n’est rien moins que « Les trois sœurs » de Tchekhov, auteur auquel le metteur en scène semble vouer une haine tenace.

Au départ, il y avait l’évocation du salon de trois orphelines d’un général, perdues dans une petite ville de province, fréquentées par les officiers de la garnison avec les intrigues amoureuses de rigueur. Tout ce petit monde s’ennuie et se sent envahi par la décomposition de la bourgeoisie russe à la fin du XIXe siècle, qui préludait à une catastrophe, à la révolution avec sa barbarie. En soi, ce choix de texte est excellent parce qu’au sortir de l’épidémie et à l’aube de la transition climatique, nous respirons exactement la même sourde angoisse.

Cependant, livré à la rage destructrice du metteur en scène il ne reste plus rien du parfum nostalgique de Tchekhov. Sur un plateau réduit aux dimensions d’un ring (4x5m), sans décor, sans mobilier, sous un éclairage blême au néon, d’excellents comédiens se déplacent sans rime ni raison, marmonnent et expédient leur texte, voire en tournant le dos à la salle pour qu’on ne risque pas de le comprendre. Cela ressemble un peu à une répétition à l’italienne où l’on file le texte pour s’assurer qu’il est bien mémorisé.

Bien entendu les officiers ne portent pas d’uniformes parce que cela pourrait évoquer une ville de garnison dans sa monotonie et son conformisme. Afin de soutenir un peu l’intérêt déficient de l’auditoire, on projette de belles dispositives sur un écran. Les forêts de bouleaux, qui rappellent la Russie, font encore davantage regretter toutes les représentations antérieures des « Trois sœurs » que l’on a tellement aimées et déplorer celle à laquelle on est soumis.

Mais voilà. Les temps ont changé. Le metteur en scène n’est plus au service d’un texte pour capter un public. Il se sert d’un titre pour établir sa réputation dans l’entre-soi du petit monde théâtral. Il doit impérativement faire ce qui n’a jamais été fait. Plus c’est loin des intentions de l’auteur, plus cela ressasse les obsessions du metteur en scène, plus celui-ci progresse dans un vaste mouvement de destruction de la culture telle qu’on l’entendait jadis, pour ne plus laisser qu’un champ de ruines. Cela procède du même esprit que la destruction de Palmyre par les djihadistes, que l’épidémie de pédophilie dans l’Eglise catholique, que les statues et les tableaux remplacés par des installations dans les musées, que le sabotage de l’orthographe dans l’enseignement obligatoire, que la dégradation de la démocratie étatsunienne par Trump, en fin de compte que la prise du pouvoir sur la culture par des édiles incultes.

Animé par un réflexe de charité chrétienne spontané, on fut tenté de ne pas dévoiler le nom de l’auteur de ce forfait. Mais le chroniqueur est mu aussi par la charité à l’égard des spectateurs, qu’il faut mette en garde contre les futurs pièges tendus par l’activité de ce saboteur culturel. Il s’agit donc de Gianni Schneider.  A éviter ! Il s’exprime dans une excellente interview qui démontre qu’il a bien compris l’enjeu de représenter Tchekhov dans le contexte actuel, mais qu’il en déduit abstraitement que cela implique « une mise en scène épurée »  pourquoi et comment? « Par ce dispositif simplifié, nous avons choisi de donner toute sa place au texte », d’ailleurs rendu inaudible à certains moments.

Au terme de ce décapage radical, il ne reste plus que le squelette d’une pièce, un fantôme de représentation, une plongée dans l’ennui. D’une certaine façon c’est le thème de la pièce, l’ennui des trois sœurs Prozorov, sottes nostalgiques de Moscou. Et donc le metteur en scène crée ainsi une fusion entre spectateurs et comédiens, les premiers expérimentant en direct ce que miment les seconds. C’est peut-être génial, même s’il faut avouer que l’on ne va pas au théâtre pour s’ennuyer. On peut le faire chez soi à moindre frais.

Car tout ceci coûte cher. Pas à la billetterie. Mais aux onze sponsors du spectacle, dont les pouvoirs publics. Car les impôts de la minorité, qui en paie, financent ce genre d’expérimentation. Or, parmi tous les arts, le théâtre tient une place particulière avec l’opéra, le ballet et le concert. Il coûte cher.  Il suppose une représentation publique face à un auditoire captif. Certains comédiens le soulignent par la formule : « pour bien jouer, il faut que le public ait du talent ». Cela ne se consomme pas en privé : si c’est bon, cela suscite une communion.

Dans l’antiquité grecque, le théâtre de Sophocle par exemple constituait une forme de liturgie, célébrant le drame de l’existence humain en relation avec la divinité. La culture n’est donc pas une sorte de cerise sur le gâteau, de luxe sociétal dont on pourrait se dispenser. C’est une célébration communautaire, l’expression la plus haute de l’humanisme de la Cité. Il est donc logique qu’aujourd’hui encore l’argent public soit investi dans cette activité. Pour autant que ce soit une expression de la culture exaltant le beau et le bien, aidant à vivre, devinant le sens de l’existence humaine, dénonçant les ridicules et les impostures, conduisant au rire ou aux larmes. Il faut qu’en sortant de la salle on se sente meilleur.

Quand les arts s’épuisent et sont détournés, cela dit quelque chose de ce qui tient lieu de culture à une société et de son degré de résilience. Le monde occidental est devenu incertain. Sur un passé prestigieux, il ne construit plus son avenir, mais déconstruit son présent. Ainsi l’activité théâtrale, musicale, picturale, littéraire actuelle est parfaitement en phase avec la société. Comme celle-ci ne s’accorde plus aucun sens, il faut mettre en scène le non-sens dans une anti-culture et bazarder l’héritage de la culture précédente. Les islamistes qui ont détruit les temples de Palmyre exprimaient le même réflexe de haine et d’incompréhension. Ils font école à Lausanne..

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