Une chronique politique sans parti pris

Pas d’argent, pas d’infirmiers suisses

 

 

La votation du 28 novembre sur les soins infirmiers s’inscrit dans une longue tradition de déni de réalité : la Suisse, pays en pointe sur les techniques médicales, vise les meilleurs soins pour tous ses habitants mais rechigne à en payer le prix à travers les primes d’assurance maladie et les budgets des hôpitaux. L’initiative vise à assurer un recrutement adéquat de personnel infirmier, à la fois en en formant davantage, en améliorant sa rémunération et en aménageant les conditions de trvail. Ces propositions ont été rejetées par le parlement fédéral au bénéfice d’un contreprojet indirect, qui investit davantage dans la formation mais qui n’entre pas en matière pour la rémunération, de peur d’augmenter les coûts et les primes d’assurance-maladie.

Le cadre est ainsi clairement posé. Résultat : dans les hôpitaux suisses, pour les soins infirmiers dispensés par du personnel qualifié, la proportion de salariés de nationalité étrangère est de plus de 37% (cette proportion est de 55% en Suisse romande et au Tessin, et de près de 25% en Suisse alémanique). Pour les médecins, cette proportion est légèrement supérieure à 37%. On laisse imaginer ce que serait la situation si ce personnel importé n’était pas présent ou s’il s’en allait. Les professionnels du secteur estiment qu’il est très difficile de trouver du personnel qualifié en Suisse dans le secteur de la santé, que les meilleurs candidats sont très convoités, et que la prise en charge des patients ne serait simplement pas possible dans leur établissement sans les travailleurs étrangers.

Le refus d’entrer en matière du Parlement repose sur une croyance ingénue : il serait nécessaire et possible de contenir la croissance des frais médicaux, sans néanmoins nuire à la qualité des soins, en raréfiant les disponibilités. En médecine ce serait l’offre qui crée la demande. Ce n’est pas tout à fait faux. Car, la médecine n’a cessé et ne cesse de progresser. En une génération, le taux de survie à cinq ans d’une patiente atteinte d’un cancer du sein a triplé : ce résultat n’est atteint que par des soins plus adéquats, qui entraînent forcément un coût supplémentaire. Par ailleurs, le progrès de la médecine se poursuivra : des soins efficaces pour les maladies dégénératives du système nerveux, comme Alzheimer ou Parkinson, pourraient exiger une augmentation massive des frais, atteignant même le double de ce que nous dépensons actuellement. Les véritables questions sont donc :  allons-nous consentir une nécessaire augmentation ou non, année après année? Qui va la payer ? Comment la réduire au minimum en supprimant les gaspillages ? Qui va gérer ce système ?

Plus d’argent ne signifie pas nécessairement plus de santé. La Suisse consacre 11% de son PNB à la santé. Les Etats-Unis consentent 16% de leur PNB aux dépenses de santé, mais ils n’atteignent qu’une espérance de vie limitée à 78 ans, inférieure de quatre ans à celle des Suisses. En sens inverse, cela ne signifie pas pour autant que le rationnement des soins, volontaire ou forcé, soit inoffensif : faute des soins les plus élémentaires, l’espérance de vie se situe en dessous de 40 ans pour cinq pays africains.

De la croyance ingénue de la diminution de l’offre érigée en dogme résulte un impératif de sa réduction , qui remplace l’incapacité de contrôler la demande : moins il y aurait de médecins et de cabinets privés, moins cela coûterait. Moins la Suisse forme de personnel infirmiers, moins cela coûte. Parce que ce sont les pays voisins qui paient. Parce que les infirmiers sont payés en dessous de la rémunération qui assurerait leur stabilité professionnelle.

Pour compliquer la gestion du problème si mal emmanché, un autre dogme est la répartition entre Confédération et Cantons : dans le contreprojet seuls ces derniers sont maîtres de la politique salariale.

En résumé, la Suisse n’investit pas assez dans la formation médicale et infirmière en se reposant sur  le détournement de candidats étrangers. Elle aspire des travailleurs qualifiés dans une proportion considérable, démesurée, scandaleuse grâce au différentiel de salaires, plus attractifs en Suisse. Bien entendu, il est nécessaire que la main d’œuvre circule de pays en pays pour diffuser les bonnes pratiques, mais pas au bénéfice exclusif du pays le plus riche qui vit ainsi aux dépens des autres. Cette politique n’est pas non plus sans danger : si une épidémie gravissime se déclenchait, rien n’empêcherait nos pays voisins de mobiliser leurs ressortissants et de nous mettre dans une situation dramatique.

Dans sa conception initiale, le système actuel est bourré de contradictions, parce qu’il mélange deux objectifs distincts et incompatibles : une indispensable mutualisation des seuls gros risques, pour les patients capables de payer eux-mêmes les soins ordinaires, pourvu que leur assurance soit d’un montant réduit aux seuls risques couverts ; la gratuité ou la réduction des frais pour les patients incapables de supporter le coût de traitements ordinaires, qui doivent être pris en charge par les finances publiques, c’est-à-dire les impôts de tous. En rendant « gratuit » pour tous le recours à la médecine, une fois que les cotisations sont payées, on incite tout le monde à en abuser, les patients et les médecins, les uns pour récupérer leur mise, les autres pour accroître leurs revenus en s’attachant une patientèle.

Il faudrait restituer au patient normal la responsabilité de décider des soins qu’il requiert et des coûts qu’il assume.  Seule une assurance, dont les franchises obligatoires seraient proportionnelles au revenu d’une famille, permettra de sortir du cercle vicieux. Pour des soins dont les coûts sont supportables, il faut que le patient consente à les débourser directement. Un droit inaliénable n’implique pas un service gratuit. Encore moins si celui-ci repose sur l’exploitation de la main d’œuvre du secteur.

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