Une chronique politique sans parti pris

A Kaboul, c’est la chute de l’empire occidental

 

Certains s’étonnent que la chute de Kaboul ait été tellement rapide. C’est qu’elle était programmée. Seuls les soldats américains l’empêchaient. Avant eux, les soldats soviétiques avaient dû se retirer en 1989 et, bien avant, l’armée britannique en 1919. C’est maintenant l’ultime soubresaut du colonialisme, au sens profond du terme : l’Occident croit savoir mieux que le reste du monde ce qu’est une civilisation digne d’exister, la sienne ! Or, seules ses armées en sont garantes. La démocratie est inassimilable dans de nombreuses cultures, du moins dans sa version de représentation élective.

Les habitants de Kaboul, qui étaient plutôt défavorables à la présence de troupes étrangères, tremblent maintenant à l’idée de se retrouver sous la coupe des talibans. La démocratie n’est que rarement barbare, tandis que la dictature n’est jamais civilisée.  Les Afghans n’ont eu que le choix entre la peste et le choléra, mais tout compte fait ils préfèrent l’occupation par une armée indigène plutôt qu’importée

Sur la scène planétaire, la débâcle de Kaboul reproduit deux antécédents : la chute de Saïgon en 1975 après la défaite de Dien Ben Phu en 1954 ; l’exode des Pieds-Noirs en 1962. Plus les décolonisations africaines aux alentours de 1960 qui ne se sont pas toujours déroulées dans la sérénité. Plus l’abandon de Hong Kong dont les derniers sursauts se déroulent sous nos yeux. Quand l’armée française quittera le Sahel, un califat islamiste s’y instaurera. Et l’Europe ne sera plus qu’un promontoire de l’Asie. Elle intériorisera la parole de Valéry en 1919 : nous autres civilisations savons maintenant que nous sommes mortelles.

Alors que la planète était une colonie de l’Europe vers 1920, il n’en reste presque plus rien aujourd’hui. Tel est le destin de tous les empires. Ils finissent par s’effondrer comme si leur force évidente au niveau militaire dissimulait une faille secrète, une contestation entre le discours et la réalité. Le mur de Berlin s’est écroulé sous le poids d’une contradiction majeure : on n’assure pas le bonheur des citoyens en les empêchant de sortir du pays. C’était en fait du servage au nom de la liberté, comme si un mur pouvait ouvrir un espace.

En nos contrées, nous gardons le souvenir majeur de l’empire romain dont l’administration, les légions, les villes entourées de remparts se sont révélées impuissantes contre l’effondrement en 476. Des bandes mal organisées de Germains, de Parthes et de Berbères l’ont envahi sans rencontrer plus de résistance que lors de la capitulation de Kaboul. A vrai dire, la civilisation romaine n’était pas tellement civilisée : l’ordre y régnait pat la terreur, l’inégalité sociale était la règle, avec des esclaves traités comme du bétail.

Quelle est donc la faille actuelle de l’Occident, afin de la combler avant qu’il soit trop tard ? Au départ sans doute les deux guerres mondiales de 1914 et 1939, déclenchées pour des motifs futiles, débouchant sur un massacre généralisé. En défendant la culture française contre la prétendue barbarie teutonne en 1914, la République a sacrifié la vie de 1 700 000 jeunes Français, qui ont manqué dans la génération suivante. En prétendant défendre une nation, elle a fait disparaître une génération.  Combien de médecins, d’ingénieurs, de musiciens, d’écrivains ont disparu avant de produire une œuvre ? Et combien de filles se sont retrouvées sans maris ? Et combien d’enfant ne sont pas nés ?

En 1920 quatre empires belliqueux ont disparu, Allemagne, Autriche Hongrie, Russie, Turquie. Et en 1960 les empires britanniques et français. La faute de ces Etats fut l’exercice de la violence pour croitre. La force de l’acratie helvétique a été le retrait de la politique européenne dès le XVIIe siècle et le refus de toute expansion du territoire. Le déficit actuel de l’Europe est son incapacité de devenir un seul pays de taille comparable à la Chine ou aux Etats-Unis. La faute de la Suisse est de ne pas s’impliquer dans un tel projet pour lequel est la plus qualifiée : culture du fédéralisme, refus de la centralisation, neutralité, concordance, démocratie directe. Tous ces ingrédients sont indispensables pour bâtir une nation à partir de plusieurs. Ce sont autant de recettes politiques très subtiles que les Suisses sont parmi les rares à maîtriser.

L’Histoire est faite d’une succession de cataclysmes qui ont pour rôle de trier les bons et les mauvais systèmes politiques afin de sélectionner les meilleurs. Face aux vastes chambardements d’épidémie et de transition climatique, après la montée de l’océan, la fonte des glaciers, la sécheresse des terres agricoles, les migrations massives, il faudra être parmi les plus forts. Le serons-nous mieux tous seuls ou avec nos voisins ? L’Histoire tranchera, mais il ne sera pas possible de la réitérer : elle ne repasse pas les plats.

 

 

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